Nicolas MACHIAVEL
Histoire
de Florence
(Extraits)
Un document produit en version numérique par Jean-Marie Tremblay,
professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi
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Cette édition électronique a été réalisée par Jean-Marie Tremblay, professeur de sociologie à partir de :
Nicolas MACHIAVEL,
Histoire de Florence.
(Extraits)
Une édition électronique réalisée à partir du texte de Machiavel, Histoire de Florence (Extraits).
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Édition complétée le 24 février 2002 à Chicoutimi, Québec.
Table des matières
L'Histoire de Florence
(Extraits)
I. L'histoire, science du détail, est l'honneur des hommes.
II. Rôle néfaste des papes en Italie.
III. Les condottières au XVe siècle.
IV. Les luttes des nobles et du peuple à Florence et dans la Rome antique.
V. Une harangue révolutionnaire.
VI. L'alternance du bien et du mal.
VII. La lutte des partis et les bienfaits de l'opposition.
HISTOIRE
DE FLORENCE
(extraits)
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Machiavel dénonce, d’une part, le mal qu'ont fait à l'Italie l'ambition et le népotisme des papes et, d’autre part, n'hésite pas à signaler les excès qui ont marqué l'arrivée de Côme l'Ancien au pouvoir.
Histoire de Florence
I
L'HISTOIRE,SCIENCE DU DÉTAIL, EST L'HONNEUR DES HOMMES.
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Lorsque je projetai d'écrire les choses exécutées au dedans et au dehors par le peuple florentin, mon dessein était de commencer mon récit à l'année 1434 de l'ère chrétienne, temps auquel la famille des Médicis, par les vertus de Côme et de Jean son père, acquit dans Florence plus d'autorité qu'aucune autre. Je présumais alors que Messer Leonardo d'Arezzo et Messer Poggio, deux excellents historiens, auraient raconté en détail tout ce qui avait précédé cette époque. Ayant lu ensuite avec soin leurs écrits, pour voir la marche et l'ordre qu'ils avaient suivis dans leurs récits, afin de procéder comme eux et d'obtenir, pour l'histoire que j'entreprenais, les suffrages des lecteurs, j'ai trouvé qu'ils -n'avaient rien négligé de ce qui concerne les guerres soutenues par les Florentins contre les princes et les peuples étrangers, mais qu'ils ont entièrement passé sous silence une partie de ce qui a rapport aux discordes civiles, aux inimitiés domestiques, et aux sentiments qui en sont dérivés, et qu'ils ont glissé si rapidement sur le reste, que leur histoire ne peut donner au lecteur ni utilité ni plaisir. Je crois que ce qui les a déterminés à écrire ainsi, c'est que ces événements leur parurent si peu importants qu'ils les jugèrent indignes d'être transmis à la mémoire, ou qu'ils craignirent d'offenser les descendants de ceux auxquels ils auraient lieu, dans leurs narrations, d'adresser des reproches. Ces deux motifs, qu'ils me permettent de le dire, me paraissent tout à fait indignes d'hommes aussi supérieurs. Si quelque chose plaît ou instruit dans l'histoire, c'est le récit des événements domestiques ; si quelque leçon est utile aux citoyens qui gouvernent les républiques, c'est la connaissance de l'origine des haines et des divisions, afin que, rendus sages par le péril d'autrui, ils puissent maintenir la concorde. Si les exemples tirés de l'histoire d'une république nous intéressent, ceux que nous lisons dans nos propres annales nous touchent bien davantage, et nous sont bien plus profitables. Si, dans une république quelconque, les divisions furent remarquables, celles qui sont survenues dans Florence le sont au plus haut degré, Dans la plupart des républiques dont la mémoire nous a été conservée, il n'a fallu qu'une seule révolution, qui, selon les circonstances, a suffi pour accroître la cité ou pour la renverser ; mais Florence, non contente d'un changement, en a vu plusieurs s'opérer dans son sein.
A Rome, comme chacun sait, après que les rois en eurent été chassés, la discorde naquit entre les nobles et le peuple, et la république se maintint dans cet état jusqu'à l'époque de sa destruction. C'est le sort qu'éprouvèrent Athènes et toutes les républiques qui florissaient dans ce temps. Mais à Florence, ce furent d'abord les nobles qui se divisèrent entre eux ; puis les nobles et le peuple ; et, en dernier lieu, le peuple et la populace : il arriva même plusieurs fois que le parti demeuré vainqueur se divisa en deux nouveaux partis. De ces divisions naquirent autant de meurtres, d'exils, d'extinctions de famille qu'on en vit jamais naître dans aucune des villes dont l'histoire a gai-dé le souvenir. Aucun exemple, à mon gré, ne prouve mieux la puissance de notre cité, que celui de nos dissensions, qui auraient suffi pour anéantir un État plus grand et plus puissant, tandis que Florence parut toujours y puiser de nouvelles forces. Le courage et l'énergie de ses citoyens, leur ardeur à travailler à leur propre grandeur et à celle de la patrie, étaient telles, que le petit nombre de ceux qui échappaient à tant de désastres contribuait bien plus à sa gloire par leur vertu, que n'avait pu lui être funeste la rigueur des événements qui avaient détruit une si grande quantité de ses citoyens. Si Florence eût été assez heureuse, après avoir secoué le joug de l'empire, pour trouver une forme de gouvernement qui eût maintenu la concorde dans son sein, je ne sais quelle république, soit moderne, soit ancienne, lui eût été préférable, tant elle se serait illustrée par ses vertus guerrières et son industrie. A peine avait-elle chassé de ses murs cette foule de Gibelins dont toute la Toscane et la Lombardie furent inondées, que, dans la guerre contre Arezzo, et un an avant l'affaire de Campaldino, on vit les Guelfes, de concert avec ceux qui n'avaient point été bannis, tirer du sein de Florence même, et parmi ses propres citoyens, douze cents hommes d'armes et douze mille fantassins. Plus tard, dans la guerre contre Philippe Visconti, duc de Milan, forcés de déployer les ressources de leur industrie et non celles de leurs armes, qui se trouvaient alors détruites, on vit les Florentins, durant les cinq années que dura cette guerre, dépenser trois millions cinq cent mille florins ; et, lorsqu'elle fut finie, non contents de la paix, et comme pour faire parade de la puissance de leur cité, aller mettre le siège devant Lucques. Je ne puis donc concevoir pour quel motif ces divisions seraient indignes d'être racontées en détail. Si ces illustres écrivains ont été retenus par la crainte d'offenser la mémoire de ceux dont ils avaient à parler, ils se sont trompés, et ont fait voir qu'ils connaissaient bien peu l'ambition des hommes et le désir qu'ils ont de perpétuer le nom de leurs aïeux et le leur. lis n'ont pas voulu se rappeler que beaucoup de ceux à qui l'occasion échappe d'acquérir un nom par des actions louables s'efforcent encore de l'obtenir par des actions blâmables. Ils n'ont pas considéré que les -faits auxquels quelque grandeur Semble attachée, tels que ceux qui ont pour objet le gouvernement et les affaires d'État, de quelque manière qu'on les exécute, quel que soit leur résultat, semblent toujours procurer à leur auteur plus d'honneur que de blâme.
Histoire de Florence
II
RÔLE NÉFASTE DES PAPESEN ITALIE.
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L'Italie fut tranquille jusqu'à l'avènement d'Adrien V au pontificat. Charles d'Anjou continuait de résider à Rome, et la gouvernait en vertu de son titre de sénateur. Le pape, ne pouvant supporter son autorité, alla se fixer à Viterbe, et pressa l'empereur Rodolphe de venir en Italie attaquer Charles. C'est ainsi que les papes, tantôt par zèle pour la religion, tantôt pour satisfaire leur propre ambition, ne cessaient d'appeler les étrangers en Italie, et d'y susciter de nouvelles guerres. A peine avaient-ils élevé un prince, qu'ils s'en repentaient, et s'efforçaient de Ir renverser, ne pouvant souffrir que la contrée dont leur faiblesse était incapable de conserver la possession, fût soumise à un autre. Les princes, de leur côté, n'étaient pas moins effrayés; car, soit que les papes combattissent ou qu'ils prissent la fuite, ils finissaient toujours par être vainqueurs, à moins qu'on ne parvînt à les soumettre par la ruse ; ainsi qu'il arriva à Boniface VIII et à quelques autres, que les empereurs retinrent prisonniers sous prétexte de cultiver leur amitié. La guerre que Rodolphe soutenait contre le roi de Bohême l'empêcha de se rendre en Italie ; et Adrien étant mort, Nicolas 111, de la maison Orsini, homme rempli d'audace et d'ambition, fut élu souverain pontife. Sa première pensée fut de réduire, par tous les moyens possibles, la puissance du roi Charles. Il excita l'empereur Rodolphe à se plaindre de ce que Chai-les tenait un gouverneur en Toscane pour y protéger les guelfes, que ce prince y avait rétablis après la mort de Manfred. Charles céda aux désirs de l'empereur, et retira ses gouverneurs : alors le pape y envoya un cardinal de ses neveux pour y administrer au nom de l'empereur ; et ce prince, pour reconnaître une telle marque de déférence, rendit à l'Église la Romagne, que ses aïeux lui avaient enlevée. Nicolas fit duc de cette province Berthold Orsini; et dans la confiance qu'il était assez puissant pour lever désormais la tête en présence de Charles, il le priva de son office de sénateur, et rendit un décret qui défendait à quiconque descendrait d'une famille royale d'être membre du sénat romain. Son dessein était aussi d'enlever la Sicile à Charles - à cet effet, il entretint avec Pierre, roi d'Aragon, des pratiques secrètes dont le succès était réservé à son successeur. Il voulait encore élever sur le trône deux membres de sa famille, l'un en Lombardie, l'autre en Toscane, afin que leur puissance pût défendre l'Église contre les Allemands qui voudraient pénétrer en Italie, et les Français qui gouvernaient à Naples : mais il mourut au milieu de ses grands projets. Il est le premier pape qui ait montré à découvert sa propre ambition, et qui, sous prétexte de travailler à la grandeur de l'Église, ait comblé sa famille d'honneurs et de richesses. Si, dans les temps que nous venons de parcourir, il n'a été question ni de neveux ni de parents de papes, l'histoire désormais en sera remplie : nous en viendrons même à parler de leurs propres fils ; et comme, jusqu'à nos temps, ils se sont efforcés d'en faire des princes, la seule chose qu'il y ait désormais à craindre de leur part, c'est qu'ils n'en viennent à concevoir le dessein de rendre pour eux la papauté héréditaire. Il est vrai que jusqu'à présent les principautés qu'ils ont élevées n'ont eu qu'une existence éphémère. Le peu de temps qu'ont régné la plupart des papes ne leur a pas permis de voir s'enraciner leurs plantations, ou s'ils sont parvenus à les voir germer, leurs rameaux étaient, encore si faibles, que lorsque le soutien veinait à manquer, le premier orage suffisait pour en disperser les débris.
Histoire de Florence
III
LES CONDOTTIÈRESAU XVe SIÈCLE.
Machiavel vient de brosser un tableau des puissances italiennesvers le temps où Côme arrive au pouvoir (1434).
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Aucun de ces principaux souverains ne possédait de troupes nationales. Le duc Philippe, renfermé dans son palais, et fuyant la vue de ses sujets, faisait la guerre par ses lieutenants. Les Vénitiens, aussitôt que l'ambition les eut tournés vers les conquêtes de la terre ferme, se dépouillèrent des armes qui leur avaient acquis tant de gloire sur les mers, et suivant l'exemple que leur donnaient les autres peuples d'Italie, confièrent à des étrangers la conduite de leurs armées. Le pape, auquel son état de religieux ne permettait pas décemment de porter les armes, la reine Jeanne, à cause de son sexe, faisaient tous deux, par nécessité, ce que des vues erronées avaient conseillé aux autres souverains. C'était aussi à la même nécessité qu'obéissaient les Florentins ; car leurs dissensions éternelles ayant détruit toute la noblesse, la république était restée entre les mains d'hommes nourris dans le commerce, et ils étaient obligés de s'abandonner à la discrétion et à la fortune d'autrui. Les armes de l'Italie n'étaient donc plus qu'entre les mains ou de petits princes ou de guerriers sans états - les premiers, insouciants pour la gloire, ne s'en revêtaient que pour vivre ou plus riches ou plus tranquilles ; les seconds, nourris dans la guerre au sortir de l'enfance, et ne sachant point exercer d'autre métier, cherchaient à acquérir quelque illustration par la richesse ou le pouvoir. Parmi ces derniers, ceux qui, à cette époque, jouissaient du plus grand renom, étaient Carmignuola, François Sforza, Niccolò Piceinino, élève de Braccio, Agnolo della Pergola, Lorenzo di Micheletto Attenduli, Tartaglia, Giacopaccio, Ceccolino de Pérouse, Niccolò da Tolentino, Guido Torello, Antonio de Ponte da Era, et beaucoup d'autres semblables. II faut y joindre les seigneurs dont j'ai parlé ci-dessus, les barons de Rome, Orsini et Colonna, ainsi qu'un grand nombre de seigneurs et de gentilshommes du royaume de Naples et de la Lombardie, qui, toujours prêts à entreprendre la guerre, en avaient fait un métier, et avaient contracté entre eux une espèce de convention, en vertu de laquelle ils se comportaient de manière que le plus souvent les deux partis pour lesquels ils combattaient y trouvaient également leur ruine. Enfin, ils réduisirent la profession des armes à un tel degré d'abjection, que le plus médiocre capitaine, dans lequel eût reparu l'ombre de l'antique valeur, les eût couverts de honte, au grand étonnement de toute l'Italie, qui consentait follement à les honorer. Mon histoire ne sera plus remplie que de ces princes sans énergie, et de ces honteuses armes.
Histoire de Florence
IV
LES LUTTES DES NOBLESET DU PEUPLE A FLORENCEET DANS LA ROME ANTIQUE.
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Les inimitiés profondes et naturelles qui existent entre les plébéiens et les nobles, occasionnées par le désir qu'ont les derniers de commander, et les premiers de ne point obéir, sont cause de tous les maux qui affligent les États. C'est dans cette diversité de sentiments que tous les troubles qui déchirent les républiques trouvent leur aliment : c'est ce qui entretint la discorde dans Rome ; et, s'il est permis de comparer les petites choses aux grandes, c'est ce qui la maintint aussi dans Florence, quoique dans l'une et l'autre ville elles aient produit des effets différents. Les inimitiés qui éclatèrent d'abord à Rome entre le peuple et la noblesse se passaient en disputes ; celles de Florence en combats. A Rome, une loi suffisait pour les éteindre ; à Florence, l'exil et la mort d'un grand nombre de citoyens pouvaient seuls les étouffer. Elles ne firent qu'accroître les vertus militaires dans Rome ; elles les éteignirent entièrement dans Florence. Celles de Rome les conduisirent de l'égalité entre tous les citoyens à l'inégalité la plus énorme, celles de Florence, de l'inégalité à la plus misérable égalité. Cette différence dans les résultats doit être attribuée au but différent auquel tendaient les deux nations. Le peuple romain désirait jouir des honneurs suprêmes conjointement avec les nobles ; le peuple de Florence combattait pour posséder seul le gouvernement dans lequel il ne voulait point que les nobles entrassent en partage. Comme les désirs du peuple romain étaient plus raisonnables, les nobles supportaient plus facilement ses offenses, et lui cédaient ordinairement sans recourir aux armes ; de sorte qu'après quelques contestations pour la création d'une loi, on finissait bientôt par s'accorder, pourvu que l'on contentât le peuple et que les nobles conservassent leurs honneurs. Les désirs du peuple florentin, au contraire, étaient tout à la fois injurieux et injustes ; de sorte que la noblesse était réduite à se défendre avec plus de violence, et leurs querelles ne s'apaisaient que par le sang ou l'exil (les citoyens : aussi les lois qui en étaient la suite De se faisaient point dans l'intérêt publie, mais seulement dans celui du vainqueur. Il résultait encore de cet état de choses, que par les victoires du peuple Rome croissait en vertus, attendu que les plébéiens pouvant partager avec les nobles l'administration des magistratures, des armées et des empires conquis, acquéraient les mêmes vertus que l'on voyait briller dans leurs rivaux, et la république trouvait ainsi dans l'accroissement de ses vertus l'agrandissement de sa puissance. Mais à Florence, quand la bourgeoisie était victorieuse, les nobles restaient exclus des emplois, et s'ils voulaient les racquérir, ils devaient non seulement être semblables au peuple dans leur conduite, leurs sentiments et leur manière de vivre, mais paraître tels encore à tous les yeux : de là ces changements d'armoiries, et même de Doms de famille, auxquels les nobles recouraient pour sembler appartenir au peuple. C'est ainsi que cette valeur et cette élévation de sentiments, qui d'abord avaient distingué les nobles, s'éteignaient chaque jour ; et ces vertus ne pouvaient renaître dans le peuple chez qui elles D'avaient jamais existé : ainsi Florence tombait de plus en plus dans l'abaissement et dans l'abjection. Cependant, quand une fois les vertus de Rome se furent converties en orgueil, elle se vit, réduite à ne pouvoir plus exister que sous l'autorité d'un prince, tandis que Florence se trouve dans une situation telle qu'un sage législateur pourrait facilement lui donner une forme quelconque de gouvernement.
Histoire de Florence
V
UNE HARANGUE RÉVOLUTIONNAIRE.
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En 1378, Us ouvriers affiliés à la corporation de la laine se soulevèrent. Voici le discours que Machiavel place dans la bouche d'un meneur :
Ces hommes de la dernière classe du peuple, tant ceux qui étaient subordonnés à J'art de la laine qu'aux autres arts, déjà pleins de ressentiment, par les causes que nous avons exposées, furent encore effrayés des suites que pouvaient avoir les incendies et les vols auxquels ils s'étaient livrés. Ils se réunirent plusieurs fois pendant la nuit pour s'occuper des événements qui venaient de se passer, et se montrer réciproquement les dangers auxquels ils étaient exposés. Alors l'un d'entre eux, plus hardi et plus éclairé, leur parla en ces termes, pour ranimer leur courage :
« Si nous avions à délibérer maintenant sur cette question : Devons-nous prendre les armes, brûler et livrer au pillage la demeure des citoyens, et dépouiller les églises? je serais le premier à regarder ce parti comme une entreprise qui mérite réflexion, et peut-être approuverais-je qu'on préférât une pauvreté paisible à un gain périlleux. Mais, puisque nous avons les armes en main, puisque, avec elles, nous avons déjà fait beaucoup de mal, ce à quoi nous devons penser maintenant, c'est de voir comment nous pourrons les garder, et nous mettre en sûreté contre les suites des excès que nous avons commis. Je crois certainement que quand ce conseil ne trous viendrait point d'ailleurs, la nécessité nous l'enseignerait. Vous voyez toute la ville enflammée contre nous de haine et de ressentiment; les citoyens se rapprochent, la seigneurie est sans cesse avec les magistrats : croyez qu'on ourdit contre nous quelque piège, et que quelque grand danger menace nos têtes. Nous devons donc chercher deux choses, et non proposer deux fins dans nos délibérations : l'une, d'éviter le châtiment de tout ce qui s'est fait ces jours derniers ; l'autre, de pouvoir vivre plus libres et plus heureux que par le passé. Il faut, à mon avis, si nous voulons obtenir le pardon de nos anciennes erreurs, en commettre de nouvelles, redoubler les excès, porter en tous lieux le vol et la flamme, et multiplier le nombre de nos complices. Lorsque les coupables sont trop nombreux, on ne punit personne : on châtie un simple délit ; on récompense les grands crimes. Quand tout le monde souffre, peu de personnes cherchent à se venger, parce qu'on supporte plus patiemment un mal général qu'une injure particulière. C'est dans l'excès du désordre que nous devons trouver notre pardon, et la voie pour obtenir ce qui est nécessaire à notre liberté. Il me semble que nous marchons à une conquête certaine ; car ceux qui pourraient s'opposer à nos projets sont riches et désunis : leur désunion nous donnera la victoire ; leurs richesses, quand nous les posséderons, sauront nous la conserver. Ne vous laissez point imposer par l'ancienneté de leur rang, dont ils se feront une arme contre vous. Tous les hommes ayant une même origine, sont tous également anciens, et la nature les a tous formés sur le même modèle. Mettez-vous nus, nous paraîtrons tous semblables revêtez-vous de leurs habits, et eux des nôtres, et, sans aucun doute, nous paraîtrons les nobles, et eux le peuple car ce n'est que la richesse et la pauvreté qui font la différence. Je suis vraiment affligé lorsque je vois beaucoup d'entre vous se reprocher, dans leur conscience, ce qu'ils ont fait, et vouloir s'abstenir de nouvelles entreprises : certes, s'il en est ainsi, vous n'êtes pas les hommes que je croyais que vous dussiez être, et vous rie devez craindre ni les remords, ni l'infamie ; car il n'y a jamais d'infamie pour les vainqueurs, de quelque manière qu'ils aient vaincu. Nous ne devons pas faire plus de compte des reproches de la conscience, parce que, partout où existe, comme chez nous, la crainte de la faim et de la prison, celle de l'enfer ne saurait trouver place. Si vous examinez les actions des hommes, vous trouverez que tous ceux qui ont acquis de grandes richesses, ou une grande autorité, n'y sont parvenus que par la force ou par la ruse; et qu'ensuite tout ce qu'ils ont usurpé par la fourberie ou la violence, ils le recouvrent honnêtement du faux titre de gain, pour cacher l'infamie de son origine. Ceux qui, par trop peu de prudence ou trop d'imbécillité n'osent employer ces moyens, se plongent chaque jour davantage dans la servitude et la pauvreté ; car les serviteurs fidèles restent toujours esclaves, et les bons sont toujours pauvres : il n'y a que les infidèles et les audacieux qui sachent briser leurs chaînes, et les voleurs et les fourbes qui sachent sortir de la pauvreté. Dieu et la nature ont mis la fortune sous la main de tous les hommes ; mais elle est plutôt le partage de la rapine que de l'industrie, d'un métier infâme que d'un travail honnête : voilà pourquoi les hommes se dévorent entre eux, et que le sort du faible empire chaque jour. Usons donc de la force quand l'occasion nous le permet; la fortune ne peut nous cri offrir une plus favorable : les citoyens sont encore désunis, les seigneurs dans le doute, les magistrats éperdus ; avant qu'ils se réunissent -et se rassurent, il est facile de les écraser. Nous allons donc ou rester les maîtres absolus de la ville, ou obtenir une si grande part dans le gouvernement, que non seulement on nous pardonnera nos erreurs passées, mais que nous aurons le pouvoir de menacer nos ennemis de nouveaux malheurs. J'avoue que ce projet est hardi et dangereux ; mais quand la nécessité entraîne les hommes, l'audace devient prudence ; et, dans les grandes entreprises, les âmes courageuses ne calculent jamais le péril : car toujours les entreprises qui commencent par le danger finissent par la récompense, et ce n'est jamais sans danger qu'on peut échapper au danger. Je suis convaincu d'ailleurs que, lorsqu'on voit préparer les prisons, les tortures, les supplices, une attente paisible est plus à redouter que les efforts pour s'en préserver : dans le premier cas, les malheurs sont certains ; ils sont douteux dans le second. Que de fois je vous ai entendus vous plaindre de l'avarice de vos maîtres et de l'injustice de vos magistrats! Il est temps aujourd'hui de nous en délivrer, et de nous élever tellement au-dessus d'eux, qu'ils aient, plus que nous ne l'avons jamais eu de leur part, sujet de se plaindre de nous et de nous redouter. L'occasion que nous présente la fortune s'envole ; lorsqu'elle a fui, nous cherchons en vain à la ressaisir. Vous voyez les préparatifs de vos adversaires ; prévenons leurs desseins : les premiers, d'eux ou de nous, qui reprendront les armes, sont assurés d'une victoire d'où naîtra la ruine de leurs ennemis, et leur propre grandeur. Elle sera, pour beaucoup d'entre nous, la source des honneurs, et pour tous, de la sécurité. »
Histoire de Florence
VI
L'ALTERNANCEDU BIEN ET DU MAL.
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Au milieu des révolutions qu'ils subissent, les empires tombent le plus souvent de l'ordre dans le désordre, pour retourner enfin du désordre à l'ordre ; car les choses de ce monde n'ayant point la stabilité en partage, à peine arrivées à leur extrême perfection, elles ne peuvent plus s'élever, et elles doivent nécessairement descendre : de même, lorsqu'elles déclinent, et que les désordres les ont précipitées à leur dernier degré d'abaissement, De pouvant descendre plus bas, il faut nécessairement qu'elles se relèvent. Ainsi l'on tombe toujours du bien dans le mal, et l'on remonte du mal au bien. La valeur, en effet, enfante le repos, le repos l'oisiveté, l'oisiveté le désordre, et le désordre la ruine : de même, l'ordre naît du désordre, la vertu de l'ordre, et de la vertu, la gloire et la bonne fortune. Les hommes sages ont aussi remarqué que les lettres marchent à la suite des armes, et que, dans tous les États, les grands capitaines naissent avant les grands philosophes. Lorsque le courage d'une armée disciplinée a produit la victoire, et la victoire la paix, la force de ces esprits belliqueux pourrait-elle céder à un charme plus doux qu'à celui des lettres, et existe-t-il un piège plus dangereux que celui qu'elles peuvent tendre à une ville bien constituée pour y introduire l'oisiveté ? Caton avait sondé toute la profondeur de l'abîme, lorsqu'il vit toute la jeunesse de Rome suivre avec admiration les philosophes Diogène et Carnéade, que les Athéniens avaient envoyés au sénat comme ambassadeurs : il pressentit le mal dont ces loisirs paisibles menaçaient sa patrie, et fit défendre qu'à l'avenir aucun philosophe pût être reçu dans Rome.
C'est donc à ces causes que l'on doit attribuer la ruine des empires ; mais, une fois consommée, les hommes que leurs malheurs ont éclairés reviennent, comme je l'ai dit, à un gouvernement réglé, à moins qu'ils ne restent étouffés par une force extraordinaire : c'est à elles encore que l'Italie dut tantôt sa prospérité et tantôt son malheur, d'abord sous les anciens Toscans, depuis sous les Romains. Quoique, dans la suite, l'Italie n'ait vu sortir des ruines romaines aucun établissement qui ait pu la dédommager de sa chute, et lui faire recouvrer sa gloire sous un gouvernement sage et vigoureux, néanmoins il se manifesta un tel courage dans les villes nouvelles et dans les nombreux États qui s'élevèrent sur les débris de Rome, que, quoique aucun d'eux en particulier n'eût obtenu la supériorité, ils vécurent ensemble dans un tel équilibre et une telle harmonie, qu'ils parvinrent à la défendre et à la délivrer enfin des barbares.
Si, parmi ces nouveaux États, les Florentins eurent des possessions moins étendues, ils ne furent inférieurs à aucun d'entre eux, soit en influence, soit en pouvoir. Placés au centre de l'Italie, riches et prompts à l'attaque, ils soutinrent avec bonheur toutes les guerres qu'on leur suscita, ou firent pencher la victoire du côté de ceux qu'ils favorisaient. Si l'humeur belliqueuse de leurs nombreux voisins ne leur permit jamais de jouir des loisirs d'une longue paix, les fureurs de la guerre ne les entraînèrent jamais non plus dans de grands dangers : et, de même qu'on ne peut dire que la paix existe là où les princes tournent si souvent leurs armes les uns contre les autres, de même on ne saurait regarder comme une guerre, des différents dans lesquels les hommes s'épargnaient entre eux : les villes n'étaient pas ravagées, les États demeuraient intacts ; et ces guerres se conduisirent sur la fin avec tant de mollesse, qu'on les commençait sans crainte, qu'on les continuait sans danger, et qu'on les terminait sans dommage : de sorte que le courage, qu'éteint ordinairement une longue paix dans les autres pays, fut étouffé en Italie par la lâcheté des guerres; comme ne le démontreront que trop les événements que nous aurons à décrire depuis 1434 jusqu'en 1494, époque à laquelle on verra comment enfin les chemins furent de nouveau ouverts aux barbares, et comment l'Italie se remit volontairement dans leurs chaînes.
Si les actions de nos princes, et au dehors et au dedans, n'excitent l'admiration ni par leur grandeur ni par leur éclat, comme celles que nous lisions des anciens, en les examinant sous un autre point de vue, on ne verra pas sans un moindre étonnement, qu'une foule de peuples d'un si noble caractère aient pu se laisser tenir en frein par des armées si lâches et si mal conduites. Si, au milieu du récit des événements arrivés dans un monde aussi dépravé, on ne rencontre ni vigueur dans les soldats, ni courage dans les capitaines, ni amour de la patrie dans les citoyens, on verra du moins par quels pièges, avec quelle astuce et quel art perfide les princes, les soldats, les chefs des États, se conduisaient pour conserver une réputation qu'ils ne méritaient pas. Ces faits ne seront peut-être pas moins utiles à étudier que les belles actions des anciens ; car si les unes excitent les âmes vertueuses à les imiter, les autres engagent à les éviter ou à les fouler aux pieds.
Histoire de Florence
VII
LA LUTTE DES PARTISET LES BIENFAITS DE L'OPPOSITION.
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Parmi les dissensions qui interviennent dans les républiques, les unes sont funestes et les autres utiles. Les funestes sont celles qu'accompagnent les factions et les partis ; les utiles sont celles qui subsistent sans partisans et sans factions. Et comme le fondateur d'une république, qui ne peut empêcher les inimitiés d'y naître, doit pourvoir au moins à ce qu'il n'y ait point de factions, il faut remarquer à ce sujet que, dans un État, les citoyens ont deux moyens d'acquérir une réputation : elle prend naissance, ou dans les services publics, ou dans les services particuliers. Les services publics consistent dans le gain d'une victoire, dans la prise d'une ville, dans une mission qu'on remplit avec zèle et prudence, dans les conseils heureux et sages qui éclairent la patrie. Les services particuliers consistent à favoriser indistinctement, tantôt un citoyen, tantôt un autre, en les défendant contre les magistrat%, en les secourant de ses richesses, en les portant à des honneurs qu'ils ne méritent pas, ou à se rendre agréable à la multitude par des largesses et par des jeux publics. Cette dernière conduite est celle qui produit les factions et les partisans ; et, autant le crédit ainsi obtenu est pernicieux, autant est utile celui qui est exempt du mélange des factions ; car c'est sur le bien commun qu'il se fonde, et non sur des intérêts particuliers. Et quoique, parmi les citoyens de cette espèce, on ne puisse empêcher les inimitiés de s'allumer, comme elles ne sont point entretenues par des partisans qui y trouvent leur utilité personnelle, elles ne sauraient nuire à la république : bien loin de là, elles lui deviennent utiles, puisque, pour l'emporter sur un rival, il faut, par ses actions, contribuer à la grandeur de l'État, et se surveiller réciproquement, pour que personne n'outrepasse les limites de la vie civile.
Les discordes à Florence furent sans cesse accompagnées de factions ; aussi furent-elles toujours funestes, et jamais un parti vainqueur ne demeura uni que pendant le temps que le parti vaincu n'était point écrasé : mais, à peine ces derniers étaient-ils anéantis, que les vainqueurs n'étant plus retenus par aucune crainte, ni réprimés par aucune loi, se divisaient entre eux. Le parti de Côme de Médicis avait eu le dessus en 1434 ; mais comme ses adversaires étaient nombreux, et composés d'hommes puissants, la crainte le retint dans l'union ; sa conduite fut pleine de bienveillance : aussi, pendant quelque temps, les membres de ce parti ne commirent entre eux aucune faute, et ne s'attirèrent la haine du peuple par aucun acte odieux ; aussi toutes les fois que ceux qui gouvernaient eurent besoin du peuple pour reprendre leur autorité, ils le trouvèrent toujours disposé à donner à leurs chefs toute la balia et tout le pouvoir qu'ils lui demandèrent. Ainsi, depuis 1434 jusqu'en 1455, c'est-à-dire, pendant l'espace de vingt et un ans, ils obtinrent six fois, par la voie régulière des conseils, l'autorité de la balia.
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