Nicolas MACHIAVEL (1521)
L’art de la guerre
Un document produit en version numérique par Jean-Marie Tremblay,
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Cette édition électronique a été réalisée par Jean-Marie Tremblay, professeur de sociologie à partir de :
Nicolas MACHIAVEL (1521),
L’art de la guerre
Une édition électronique réalisée à partir du livre de Nicolas Machiavel en 1521.
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Édition complétée le 24 février 2002 à Chicoutimi, Québec.
Table des matières
l'Art de la guerre
(Extraits)
I. Nécessité d'une armée nationale.
II. Supériorité de l'infanterie sur la cavalerie.
III. Pourquoi l'art militaire est négligé.
IV. Pas de grand homme sans imagination.
V. Les fautes des princes d'Italie.
VI. Provision pour l'infanterie.
L'ARTDE LA GUERRE
(extraits)
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Chez Machiavel, le souci primordial est celui de la défense nationale. Dans l'Art de la guerre (1521), Machiavel y expose ses idées sur la réorganisation de l'armée et la conduite de la guerre.
L’Art de la Guerre
I
NÉCESSITÉ D'UNE ARMÉE NATIONALE.
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Fabrizio Colonna. - Je soutiens que la milice nationale est de tontes la plus utile, et qu'on ne peut l'organiser par aucun autre moyen : or, comme chacun est d'accord sur ce point, je n'y perdrai pas beaucoup de temps, car toits les exemples de l'antiquité parlent en ma faveur. On allègue l'inexpérience et la contrainte : il est vrai que la première rend peu courageux, et que la seconde excite le mécontentement ; mais le courage et l'expérience s'obtiennent de la manière d'armer, d'exercer et d'organiser le soldat, comme vous le verrez dans le cours de cet entretien. Quant à la contrainte, il faut bien faire attention que les hommes que l'on enrôle par ordre du souverain ne viennent sous les armes, ni entièrement contre leur gré, ni tout à fait volontairement ; car, si les engagements étaient purement volontaires, il en résulterait les inconvénients que j'ai déjà signalés, quand j'ai dit qu'on ne pourrait plus recruter et que le nombre des volontaires serait toujours trop faible : de même la seule contrainte attrait les plus fâcheux résultats. Il faut donc prendre un terme moyen, qui ne soit ni une contrainte sans réserve, ni une entière liberté, mais qui attire les sujets par le respect qu'ils ont pour le prince ; respect où la crainte de lui déplaire ait plus d'empire que la menace du châtiment présent. Il en résultera un mélange de contrainte et de liberté, qui maintiendra le mécontentement dans des bornes assez étroites pour qu'il n'en résulte point de mauvais effets.
Je ne dis pas que de pareilles troupes ne puissent être vaincues ; les armées romaines l'ont été tant de fois ! L'armée d'Annibal elle-même n'a-t-elle pas été battue ? On voit donc qu'il est impossible d'organiser une armée de manière qu'on puisse compter qu'elle ne puisse être défaite. Ainsi vos hommes si sages ne doivent pas mesurer l'inutilité d'un tel système à une défaite unique ; mais ils devraient se persuader que, comme on a été battu, on peut être également vainqueur, et que l'essentiel est d'écarter les causes de la défaite. S'ils voulaient bien rechercher ces causes, ils verraient qu'elles ne proviennent pas du vice de la mesure, mais de ce qu'un tel ordre n'avait pas toute sa perfection. Et, ainsi que je l'ai dit, ils devaient y remédier, non en blâmant l'ordonnance en elle-même, mais en corrigeant ses défectuosités. La suite de mon discours vous fera voir successivement la manière dont ils devaient s'y prendre.
Quant à la crainte qu'une telle institution ne renverse l'État en favorisant les vues ambitieuses des chefs, je répondrai que les armes dont la loi revêt les citoyens ou les sujets, loin de causer jamais de dommage, ont toujours rendu les plus grands services ; et les républiques qui s'en sont fait un appui se sont conservées plus longtemps pures d'esclavage, que celles qui les dédaignèrent. Rome vécut libre pendant quatre cents ans, et elle était armée ; Sparte, huit cents ans. Une foule de républiques, qui négligèrent de s'appuyer sur leurs propres armes, ne purent voir le terme de leur liberté s'étendre au delà de huit lustres. Une république, en effet, ne peut se passer d'armes : si elle n'en a pas qui lui appartiennent en propre, il faut qu'elle soudoie des armes étrangères ; et ces dernières nuisent bien plus promptement à l'État que les armes propres, parce qu'elles offrent plus de prise à la corruption, et qu'un citoyen qui s'est rendu puissant a moins de peine à les faire tourner au profit de ses vues ambitieuses ; car ses projets éprouvent d'autant moins d'obstacles, que ceux qu'il veut opprimer sont désarmés. D'ailleurs une république doit plutôt redouter deux ennemis qu'un seul. Celle qui s'appuie sur des armes étrangères craint tout à la fois et l'étranger qu'elle paie, et ses propres citoyens : il suffit, en effet, de vous rappeler ce que je vous ai dit, il y a peu d'instants, de Francesco Sforza, pour vous convaincre que cette crainte est fondée. Celle qui n'emploie que ses propres armes ne craint que ses citoyens. Mais, sans entrer dans toutes les raisons que je pourrais alléguer, je me contenterai d'une seule : c'est que jamais le fondateur d'une république ou d'une monarchie D'eut la pensée que ses habitants ne dussent pas la défendre avec leurs propres armes.
Si les Vénitiens avaient montré la même sagesse dans cette institution que dans leurs autres ordres, ils auraient fondé une nouvelle monarchie universelle : et ils sont d'autant plus répréhensibles, que leurs premiers législateurs les avaient armés. Mais, comme ils n'avaient aucune possession en terre ferme, ils n'étaient armés que pour la mer, sur laquelle toutes les guerres qu'ils firent signalèrent leur courage et accrurent la grandeur de leur patrie. Mais, lorsque le temps fut arrivé de porter leurs armes sur le continent, pour défendre Vicence, au lieu d'envoyer sur la terre ferme un de leurs citoyens combattre l'ennemi, ils prirent à leur solde le Marquis de Mantoue : ce parti funeste les arrêta dans leur course, et les empêcha de s'élever jusqu'au ciel, et d'étendre leur domination sur toute la terre. S'ils embrassèrent ce parti dans l'idée que, quoique habiles dans la guerre maritime, ils étaient étrangers à celle de terre, cette défiance fut loin d'être sage : car il est plus aisé à un homme de mer, accoutumé à combattre les vents, les flots et les hommes, de devenir un habile général d'armée, où il ne faut combattre que les hommes, qu'à un général de devenir un habile marin. Les Romains, accoutumés à se battre sur terre et non sur mer, ayant déclaré la guerre aux Carthaginois, tout-puissants sur cet élément, ne prirent à leur solde ni Grecs ni Espagnols, marins alors renommés ; mais ils imposèrent ce soin aux mêmes hommes qui jusqu'alors avaient servi sur terre, et ils furent vainqueurs. Si les Vénitiens en agirent ainsi dans la crainte qu'un de leurs citoyens ne s'emparât de la tyrannie, ce motif est bien frivole; car, outre les raisons que j'ai alléguées il y a quelques instants, à ce propos, si un citoyen, avec les armées de mer, n'a jamais pu devenir le tyran d'une ville maritime, il lui serait bien plus difficile encore d'y parvenir avec des armées de terre. Ces faits auraient dû les convaincre que ce ne sont pas les armes que les citoyens tiennent en main qui font les tyrans; ce sont les institutions vicieuses du gouvernement qui enchaînent les républiques : et, puisqu'ils possédaient un bon gouvernement, que pouvaient-ils redouter des armes de leurs citoyens? Ils embrassèrent donc un parti imprudent, auquel ils doivent la perte de la plus grande partie de leur gloire et de leur bonheur. Quant à l'erreur que commet le roi de France, de ne point discipliner ses peuples à la guerre, exemple également avancé par vos prétendus sages, il n'est pas un homme, s'il veut dépouiller tous ses préjugés, qui ne convienne que ce vice existe dans cette monarchie, et que ce soit à une telle négligence qu'elle doive sa faiblesse.
Mais je viens de faire une bien longue digression, et peut-être me suis-je écarté de mon sujet : toutefois, je ne l'ai fait que pour vous répondre, et vous démontrer que l'on ne peut trouver d'appui solide que dans ses propres armes ; et les propres armes ne peuvent s'obtenir autrement que par la voie de l'ordonnance : c'est le seul moyen de former une armée dans quelque lieu que ce soit, et d'y mettre en vigueur la discipline militaire.
L’Art de la Guerre
II
SUPÉRIORITÉ DE L'INFANTERIE SUR LA CAVALERIE.
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Fabrizio Colonna. - Je crois qu'aujourd'hui, grâce aux selles à arçon et aux étriers, dont les anciens n'avaient pas l'usage, on se tient plus solidement à cheval qu'alors ; je crois qu'on s'arme aussi plus sûrement : de sorte que maintenant un escadron d'hommes d'armes, se précipitant de tout son poids, doit trouver une résistance bien moins grande que la cavalerie des anciens. Malgré cet avantage, je suis d'avis qu'il ne faut pas plus compter sur la cavalerie, qu'on ne le faisait autrefois : car, ainsi que je l'ai dit, on a vu en mille circonstances l'infanterie faire tourner l'attaque de cette dernière à sa honte.
Je soutiens donc que les peuples ou les empires qui font plus d'estime de la cavalerie que de l'infanterie sont toujours faibles et exposés à une ruine imminente, ainsi que l'a prouvé de nos jours l'Italie, qu'on a vue ravagée, dévastée et parcourue par l'étranger, uniquement pour avoir négligé son infanterie, et fait de ses soldats autant de cavaliers. Il est bon, sans doute, de posséder de la cavalerie, mais comme force secondaire, et non comme premier fondement d'une armée : rien de plus utile et de plus nécessaire pour faire des découvertes, parcourir et ravager le pays ennemi, inquiéter et troubler son armée, la tenir sans cesse sous les armes, et intercepter ses vivres ; mais, quant aux batailles et aux affaires de campagne, qui font l'importance d'une guerre, et le but pour lequel on forme les armées, elle est plus utile pour poursuivre l'ennemi, lorsqu'une fois il est en déroute, que pour rien opérer d'avantageux pendant J'action : aussi son importance le cède, en tout à celle de l'infanterie.
Cosimo Ruccellai. - Deux doutes s'élèvent dans mon esprit : d'abord je sais que les Parthes ne faisaient jamais la guerre qu'à cheval, et qu'ils partagèrent cependant l'empire du inonde avec les Romains ; en second lieu, je désirerais que vous me dissiez comment la cavalerie peut être soutenue par l'infanterie, et d'où naît la force de cette dernière arme, et la faiblesse de l'autre.
Fabrizio Colonna. - Je vous ai dit, ou du moins j'ai voulu vous dire que ma discussion sur l'art de la guerre ne passait pas les bornes de l'Europe ; je ne suis donc point obligé de vous rendre raison des usages de l'Asie : néanmoins je veux bien ajouter que les armées des Parthes étaient organisées d'une manière entièrement opposée à celles des Romains. Tous les Parthes combattaient à cheval, sans garder de rangs, et s'élançaient pêle-mêle sur l'ennemi ; ce qui rendait leur manière de combattre toujours changeante et pleine d'incertitude. Les Romains étaient, peut-on dire, presque tous fantassins ; ils combattaient les rangs serrés et de pied ferme. Ces deux peuples vainquirent indifféremment, selon que les lieux étaient étendus ou resserrés. Sur ce dernier terrain, les Romains avaient la supériorité ; les Parthes l'avaient sur l'autre. D'ailleurs, leur manière de combattre était parfaitement adaptée à la nature des contrées qu'ils avaient à défendre. Ces contrées, qui présentent des plaines immenses, éloignées de mille milles de la mer, dont les fleuves les plus rapprochés sont à deux ou trois journées l'un de l'autre, et dont les vastes solitudes sont à peine peuplées de quelques rares habitants, étaient peu favorables à une armée romaine, dont les mouvements étaient ralentis par ses armes et l'ordre de sa marche : elle ne pouvait les traverser sans de grands dangers, attendu que ceux qui les défendaient, toujours à cheval, et rapides comme l'éclair dans leurs mouvements, se présentaient aujourd'hui sur un point dont ils étaient éloignés le lendemain de cinquante milles. Voilà la véritable cause de la supériorité de la cavalerie des Parthes, des désastres de l'armée de Crassus, et des dangers que courut celle de Marc-Antoine.
Or, comme je ne prétends point parler ici des systèmes militaires adoptés hors de l'Europe, je veux me borner à ceux qu'établirent autrefois les Grecs et les Romains, et à celui que suivent aujourd'hui les Allemands.
Mais abordons enfin votre autre question. Vous désirez savoir par quelle organisation ou par quelle force naturelle l'infanterie est supérieure à la cavalerie? Je vous répondrai d'abord, que la cavalerie ne peut, comme l'infanterie, pénétrer dans tous les lieux. Lorsqu'il faut changer l'ordre, elle est plus lente à obéir au commandement que les fantassins ; car s'il est nécessaire, quand on marche en avant, de tourner en arrière, ou, lorsqu'on tourne en arrière, de marcher en avant, ou de se mettre en mouvement lorsqu'on a fait halte, ou de faire halte lorsqu'on est en mouvement, toutes ces manœuvres ne peuvent être faites par la cavalerie avec la même promptitude et la même précision que par l'infanterie. D'un autre côté, les chevaux, lorsqu'un choc imprévu a mis le trouble dans leurs rangs, ne peuvent se remettre en ordre sans de grandes difficultés, même lorsque l'ennemi a échoué dans son attaque ; au lieu que l'infanterie y parvient très promptement. Il arrive bien souvent, en outre, qu'un homme courageux monte un cheval ombrageux, ou un lâche un cheval plein d'ardeur : ces disparates ne peuvent produire que des désordres.
Il ne faut donc pas s'étonner si un peloton d'infanterie peut soutenir le choc d'un corps de cavalerie ; car le cheval est un animal intelligent, qui sait discerner le péril, et qui ne s'y expose pas volontiers. Si l'on réfléchit à la force qui le précipite en avant, et à celle qui le retient en arrière, on verra combien celle qui l'arrête est plus puissante que celle qui l'excite : car ce n'est que l'éperon qui le fait aller en avant ; tandis que de l'autre côté il est retenu par la pique ou par l'épée. Aussi l'expérience des temps anciens et des temps modernes prouve qu'un corps d'infanterie n'a rien à craindre de la cavalerie, et ne peut en être entamé. Et si vous m'objectiez que l'impétuosité avec laquelle on précipite le cheval l'excite avec plus de furie à renverser ce qui s'oppose à sa course, et le rend moins sensible à la pique qu'à l'éperon, je vous répondrais, que Si le cheval ainsi poussé commence à s'apercevoir qu'il faille pénétrer au travers des pointes des lances, ou il ralentira lui-même sa course et s'arrêtera tout court lorsqu'il se sentira percer, ou, parvenu près des lances, il se tournera à droite ou à gauche. Si vous voulez en faire l'épreuve, essayez de lancer un cheval contre un mur : vous en trouverez bien peu qui s'y précipitent avec la fougue que vous désirez.
L’Art de la Guerre
III
POURQUOI L'ART MILITAIREEST NÉGLIGÉ.
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Cosimo Ruccellai. - Je désirerais que vous pussiez m'apprendre (si toutefois vous y avez quelquefois réfléchi) d'où peuvent naître le mépris, le désordre et la négligence où sont de nos jours tombés ces exercices ?
Fabrizio Colonna. - Je vous dirai bien volontiers ce que j'en pense. Vous savez que l'Europe célèbre la renommée d'une foule de ses grands hommes qui se sont illustrés dans la guerre ; l'Afrique n'en a produit qu'un petit nombre, et l'Asie encore moins. Cette différence résulte de ce que, dans ces deux dernières parties du monde, il n'y avait qu'une ou deux grandes monarchies et peu de républiques; au lieu qu'en Europe il y avait beaucoup de républiques et quelques royaumes seulement. Or, les hommes n'excellent dans un art, ou ne font briller leur courage, que lorsque l'État les emploie ou les tire de leur obscurité, qu'ils vivent sous les lois d'un monarque ou d'une république. Ainsi, plus les États sont multipliés, plus les grands hommes sont nombreux : ils sont plus rares à mesure que le nombre des États diminue. On trouve en Asie un Ninus, un Cyrus, un Artaxercès, un Mithridate ; à peine si l'on peut trouver un autre nom digne d'être comparé à ces grands noms. Et, sans parler de l'antique Égypte, l'Afrique nomme ses Massinissa, ses Jugurtha, et les capitaines que la république de Carthage a nourris dans son sein ; et cependant ces illustres guerriers sont bien peu nombreux en comparaison de ceux que l'Europe a produits : car c'est en Europe que l'on voit briller sans nombre les hommes qui ont excellé dans tous les genres ; et leur foule serait plus grande encore, si l'on pouvait y ajouter tous ceux dont le temps jaloux a effacé le nom : car, l'époque où les vertus ont brillé d'un plus grand éclat, est celle où il s'est trouvé un plus grand nombre d'États qui les ont favorisés, soit par nécessité, soit par toute autre passion humaine.
Ainsi l'Asie n'a vu s'élever dans son sein que peu d'hommes illustres : cette immense contrée, soumise pour ainsi dire à l'empire d'un seul maître, et qui, par sa grandeur même, s'endormait trop souvent dans les délices de la Paix, ne pouvait enfanter qu'un petit nombre d'hommes habiles dans les sciences de la guerre et du gouvernement.
La même chose se vit en Afrique. Cependant cette contrée a nourri quelques grands hommes de plus, grâce à la république de Carthage ; car ils sont plus nombreux dans une république que dans une monarchie : dans l'une, la vertu est presque toujours honorée ; dans l'autre, on la redoute sans cesse: d'où il résulte que, dans la première, tout tend à nourrir la vertu ; dans la dernière, tout tend à l'étouffer.
Si l'on considère maintenant toutes les contrées de l'Europe, on verra qu'elles furent remplies d'une foule de républiques et de principautés qui, vivant dans une crainte continuelle les unes des autres, étaient obligées de maintenir en vigueur les institutions militaires, et de combler d'honneurs ceux qui se distinguaient dans l'art de la guerre. En effet, dans la Grèce, sans compter le royaume de Macédoine, on voit briller une foule de républiques qui toutes ont produit les hommes les plus rares ; l'Italie renfermait les Romains, les Samnites, les Toscans, les Gaulois cisalpins; la Gaule et la Germanie étaient remplies de républiques et de principautés ; l'Espagne offrait le même spectacle. Et si, en comparaison des Romains, peu d'autres noms ont échappé à l'oubli, il faut en accuser l'aveuglement des auteurs, qui suivent ordinairement le char de la fortune, et ne savent honorer que le vainqueur. Peut-on croire raisonnablement que, pendant cent cinquante ans que les Samnites et les Toscans combattirent contre les Romains avant d'être subjugués, il n'ait point paru chez eux une foule de grands généraux? N'en a-t-il pas été de même et dans les Gaules et dans l'Espagne? Mais ce courage, que les historiens n'ont pas cru devoir célébrer dans de simples citoyens,- il l'ont du moins loué dans les peuples, dont ils élèvent jusqu'aux cieux la persévérance à défendre leur liberté.
Puisqu'il est vrai que plus les empires sont nombreux, plus on voit s'élever de grands hommes, il en résulte nécessairement qu'empêcher leur élévation, c'est éteindre peu à peu la vertu, à laquelle on ravit ainsi l'occasion de se manifester dans les actions de ceux qu'elle inspire. Aussi, lorsque l'empire romain, élevé au faite de sa grandeur, out renversé toutes les républiques et toutes les monarchies de l'Europe, de l'Afrique, et la majeure partie de celles de l'Asie, Rome resta la seule carrière ouverte au courage. Il en résulta que les grands hommes devinrent aussi rares en Europe qu'en Asie ; la vertu ne tarda même pas à atteindre le dernier degré d'abaissement : car, limitée pour ainsi dire aux murs de Rome, dès que cette ville fut corrompue, sa corruption entraîna celle de l'univers entier; et c'est alors que les hordes de la Scythie purent se partager les lambeaux d'un empire qui, après avoir éteint la vertu chez les autres peuples, n'avait même pas su conserver la sienne.
Quoique, par la suite, l'inondation des barbai-es ait divisé l'empire en de nombreux États, la vertu n'a pu y renaître : d'abord, parce qu'il est bien difficile de remettre en vigueur des institutions entièrement viciées ; et ensuite, parce que les nouvelles mœurs introduites par la religion chrétienne n'imposent point la même nécessité de se défendre qu'autrefois. Alors on égorgeait les vaincus, ou on les livrait a un esclavage perpétuel, dans lequel désormais ils traînaient misérablement leur existence ; on ravageait les villes qu'on prenait, ou l'on en chassait les habitants ; et, après les avoir dépouillés de leurs biens, on les dispersait dans tout l'univers : toutes les infortunes étaient le partage des vaincus. Sans cesse éveillés par cette terreur toujours renaissante, les hommes alors auraient craint de négliger aucune de leurs institutions militaires, et ils réservaient tous les honneurs pour ceux qui s'y distinguaient.
Mais aujourd'hui cette terreur a disparu en partie. Il arrive rarement qu'on massacre même un petit nombre de vaincus : ceux qu'on fait prisonniers ne restent pas longtemps privés de leur liberté, par la facilité qu'ils ont de se racheter; les villes, dussent-elles se révolter mille fois, n'ont plus à craindre qu'on les détruise : on conserve les biens à leurs habitants ; et le plus grand malheur qu'ils aient à redouter, c'est de payer des contributions. Il n'est donc pas étonnant que les hommes répugnent à se soumettre aux obligations de la discipline militaire, et à se fatiguer en s'y livrant, pour échapper à des dangers qu'ils ne sauraient plus craindre.
... Voilà pourquoi ceux qui gouvernent refusent de s'assujettir aux embarras des exercices de la guerre, dont ils ne sentent pas, d'un côté, toute la nécessité, et qui, de l'autre, leur semblent un dédale dont ils ne sauraient trouver l'issue. Ceux qui se sont laissé asservir, et que de tels exemples devraient effrayer, n'ont plus le pouvoir d'y remédier : ceux qui ont perdu leurs États ne sont plus à temps de le faire ; et ceux qui s'en sont emparés ne le veulent et ne le savent pas : leur unique but est de jouir en paix des faveurs de la fortune, sans s'appuyer jamais sur leur propre courage ; car, au milieu de cette indigence de vertu, ils ont vu que la fortune seule gouverne l'univers ; et, au lieu de la maîtriser, ils aiment mieux s'en rendre les esclaves.
L’Art de la Guerre
IV
PAS DE GRAND HOMMESANS IMAGINATION.
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Fabrizio Colonna. - Peut-être désirez-vous connaître encore quelles sont les qualités que doit posséder un général? Je vous satisferai en peu de mots ; car je ne pourrais choisir un homme autre que celui qui saurait faire tout ce dont nous nous sommes entretenus aujourd'hui ; cela même ne suffirait pas s'il ne savait trouver en lui-même les ressources dont il peut avoir besoin : car celui qui manque d'invention ne fut jamais un grand homme dans son genre ; et si l'invention est honorable en toutes choses, c'est surtout à la guerre qu'elle est la source de la gloire. Aussi voit-on qu'une invention en ce genre, quelque peu importante qu'elle soit, est célébrée par tous les historiens ; comme lorsqu'ils louent Alexandre le Grand de ce que, pour décamper plus secrètement, il ne faisait pas donner le signal du départ par la trompette, mais en élevant un casque au bout d'une lance. On le loue encore d'avoir ordonné à ses soldats, au moment de l'attaque, de mettre le genou gauche en terre, pour pouvoir soutenir plus vigoureusement le choc de l'ennemi. Cette mesure, qui lui donna la victoire, lui acquit en outre une telle gloire, que toutes les statues que l'on érigea en son honneur étaient représentées dans cette attitude.
L’Art de la Guerre
V
LES FAUTES DES PRINCES D'ITALIE.
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Fabrizio Colonna. - De tous les actes importants qui règlent de nos jours la destinée des hommes, il n'en est point qu'il soit plus facile de ramener aux règles de l'antiquité, que les institutions militaires; mais cette amélioration n'est aisée que Pour les seuls princes qui pourraient lever dans leurs États une armée de quinze à vingt mille jeunes gens. D'un autre côté, rien n'est Plus difficile pour ceux qui ne possèdent pas cet avantage. Pour vous faire mieux comprendre ma pensée, vous saurez d'abord qu'il existe, pour les grands capitaines, deux sortes de gloire bien distinctes : la première appartient à ceux qui ont exécuté de hauts faits à la tête d'une armée accoutumée aux règles de la discipline ; tels que furent la plupart des citoyens romains, et tous ceux qui, avec de telles armées, n'ont eu d'autre peine que d'y maintenir l'ordre et la discipline, et d'éviter de les précipiter dans le danger : l'autre est le partage de ceux qui ont dû non seulement triompher de l'ennemi, mais qui, avant d'arriver à ce résultat, ont été obligés de créer une bonne armée, et d'y introduire l'ordre et la discipline : sans doute leur gloire est plus éclatante que celle de ces généraux qui, pour exécuter les grandes actions qui les ont rendus célèbres, avaient à leurs ordres des armées depuis longtemps exercées et disciplinées. Parmi ces derniers généraux, il faut citer Pélopidas, Epaminondas, Tullus Hostilius, Philippe de Macédoine, père d'Alexandre-le-Grand, Cyrus, -roi des Perses, et Sempronius Gracchus. Tous furent obligés de former d'abord une bonne armée avant de pouvoir s'en servir pour combattre ; tous parvinrent à réussir dans ce grand dessein, soit par leur sagesse, soit parce qu'ils avaient assez d'hommes pour pouvoir les dresser à de tels exercices ; jamais aucun d'eux, quelles que fussent la supériorité et l'étendue de son génie, n'aurait pu, dans un pays étranger, parmi des-peuples corrompus, et ennemis de tous les sentiments d'une honnête subordination, obtenir le moindre résultat glorieux.
Il ne suffit donc pas, en Italie, de savoir conduire une armée déjà toute formée : il faut d'abord être en état de la créer, et ensuite de savoir la commander. Mais ces choses ne sont possibles qu'aux princes auxquels l'étendue de leurs États et le nombre de leurs sujets permettent de pareilles entreprises. Puis-je me mettre dans ce nombre, moi qui ne commandai jamais et, qui ne puis commander que des armées étrangères, et des hommes soumis à une volonté indépendante de la mienne ? C'est à vous à juger s'il est possible d'introduire parmi de tels hommes aucune des améliorations dont je vous ai entretenu tout aujourd'hui. Quand je pourrais forcer un de ces soldats qui servent actuellement à porter plus d'armes que de coutume, et à joindre à ces armes des vivres pour deux ou trois jours, et une pioche ; quand je Parviendrais à le faire travailler à la terre, et à l'assujettir, pendant une partie du jour, à des manœuvres simulées, afin de pouvoir m'en prévaloir lorsqu'il faudra réellement combattre ; quand il s'abstiendrait du jeu, de la débauche, du blasphème et de l'insubordination où il vit plongé aujourd'hui ; quand il se soumettrait à cette discipline ; quand son respect pour l'ordre et la propriété serait tellement profond, qu'il craindrait de toucher à l'arbre couvert de fruits qui sin trouverait placé au milieu de son camp, comme on lit que les armées anciennes en ont donné plusieurs fois l'exemple : que pourrais-je lui promettre qui pût, en me faisant craindre, m'attirer tout à la fois son respect et son amour, lorsque la guerre une fois terminée, tous nos rapports se trouvent entièrement rompus? De quoi pourrais-je faire rougir des hommes nés et élevés sans le moindre sentiment d'honneur? Pourquoi auraient-ils pour moi le moindre égard, puisque je leur suis inconnu? par quel Dieu ou par quels saints pourrais-je les faire jurer? sera-ce par ceux qu'ils adorent, ou par ceux qu'ils blasphèment? J'ignore quels sont ceux qu'ils révèrent, mais je sais qu'ils les blasphèment tous. Comment pourrais-je croire qu'ils tinssent les promesses qu'ils ont faites à ceux que je vois chaque jour l'objet de leurs mépris? Comment ceux qui méprisent Dieu même pourraient-ils respecter les hommes? Quelles institutions salutaires pourriez-vous faire fleurir au milieu de tant de corruption? Et si vous m'alléguiez que les Suisses et les Espagnols sont de bonnes troupes, je vous avouerai qu'ils l'emportent infiniment sur les Italiens : mais, si vous avez fait attention à ce que je vous ai dit, et à la manière d'agir de ces deux peuples, vous verrez tout ce qui leur manque pour atteindre à la perfection des anciens. Les Suisses sont devenus d'excellentes troupes, par une habitude naturelle que leur ont fait contracter ceux dont je vous ai parlé pendant le cours de cet entretien : les Espagnols doivent tout à la nécessité, parce que, forcés de porter la guerre dans un pays étranger, où ils n'avaient à attendre que la victoire ou la mort, et ne voyant lias la possibilité de fuir, ils n'ont plus compté que sur leur bravoure. Mais leur supériorité est en grande partie défectueuse ; car tout ce qu'elle présente de bon consiste dans l'habitude où ils sont d'attendre l'ennemi jusqu'à la portée de la pique ou de l'épée. Personne aujourd'hui n'est en état de leur enseigner tout ce qui leur manque, et, à plus forte raison, quelqu'un qui ne serait pas de leur nation.
Mais revenons aux Italiens. Privés du bonheur d'avoir des princes éclairés, ils n'ont pu adopter aucune institution salutaire ; et ne s'étant point trouvés dans la même nécessité que les Espagnols, ils ne les ont point embrassées d'eux-mêmes: c'est ainsi qu'ils sont restés la honte du monde entier. Ce n'est point aux peuples qu'en est la faute ; c'est à leurs princes seulement : mais ces derniers en ont été punis, et ils ont porté le juste châtiment de leur ignorance en perdant lâchement leurs États sans racheter cette ignominie par la moindre marque de courage. Voulez-vous vous convaincre de cette vérité ? Considérez combien de guerres ont éclaté en Italie depuis la venue du roi Charles VIII jusqu'à nos jours. La guerre a coutume de rendre les hommes belliqueux, et de leur donner de la réputation; cependant les guerres dont je vous parle, quelque violentes et prolongées qu'elles aient été, n'ont fait au contraire que ravir aux sujets et à leurs princes le peu de considération qui leur restait encore. Un tel renversement ne peut provenir que de ce que les institutions actuellement en vigueur étaient et sont encore défectueuses, et que personne n'a su profiter des améliorations qui ont eu lieu récemment -chez d'autres nations. Soyez convaincus que les armes italiennes ne reprendront jamais quelque réputation, qu'en suivant la marche que je vous ai indiquée, et qu'avec le secours des princes qui possèdent en Italie de puissants États ; car on ne peut imprimer cette forme que dans des hommes simples, grossiers, et qui sont vos sujets, et non chez ceux qui sont corrompus, mal gouvernés et étrangers. L'on ne verra jamais un bon sculpteur se flatter de tirer une belle statue d'un bloc mal ébauché ; il y parviendra sans peine d'un marbre brut.
Nos princes italiens s'imaginaient, avant d'avoir essuyé les coups des guerres ultramontaines, qu'il suffisait qu'un prince eût des secrétaires qui sussent rédiger une réponse piquante, et écrire une belle lettre ; qu'il montrât dans ses reparties la finesse et la promptitude de son esprit ; qu'il sût ourdir une fourberie, se parer d'or et de pierreries, dormir et manger avec plus de splendeur que les autres princes, s'entourer de toutes les voluptés, se montrer envers ses sujets plein d'avarice et d'orgueil, se plonger dans l'oisiveté ; qu'il n'accordât les places qu'à la faveur ; qu'il accablât de ses dédains quiconque eût osé lui montrer une route plus honorable ; et qu'il prétendît que ses moindres paroles fussent regardées comme des oracles. Ils ne s'apercevaient pas, les malheureux, qu'ils se préparaient, par cette conduite, à tomber la proie du premier qui daignerait les attaquer. De là naquirent, en 1494, ces grands épouvantements, ces fuites précipitées, ces pertes merveilleuses ; et c'est ainsi que les trois plus puissants États qui existaient en Italie, ont été plusieurs fois ravagés et livrés au pillage.
Ce qu'il y a surtout de déplorable, c'est que les princes qui nous sont restés persistent dans le même aveuglement, vivent dans les mêmes désordres, et ne veulent pas s'apercevoir que ceux qui jadis voulaient conserver leurs États pratiquaient ou faisaient du moins pratiquer tout ce que je viens de vous exposer, et mettaient tous leurs soins à endurcir leur corps aux fatigues et à rendre leur âme insensible aux dangers. C'est ainsi que les César, les Alexandre, et tant d'autres princes et guerriers illustres, combattaient toujours aux premiers rangs, et marchaient à pied, couverts de leur armure : s'ils perdaient leurs États, ils savaient du moins mourir ; de sorte qu'ils vivaient et qu'ils mouraient avec le même courage. Si l'on peut blâmer dans la plupart d'entre eux un excès d'ambition et trop d'amour pour le pouvoir, on ne pourra jamais leur reprocher ni mollesse ni aucun des vices qui rendent les hommes lâches et efféminés. Si nos princes pouvaient lire ces exemples et s'en pénétrer, serait-il possible qu'ils ne changeassent pas de manière de vivre, et que leurs États ne jouissent pas d'une meilleure fortune ?
Puisque vous vous êtes plaint, au commencement de cet entretien, de votre ordonnance, je vous répondrai que, si vous l'eussiez établie comme je vous l'ai indiqué, et que l'expérience vous eût prouvé qu'elle était défectueuse, c'est alors que vous auriez eu droit de vous plaindre ; mais, puisque votre milice n'a été ni organisée ni exercée comme je vous l'ai dit, c'est à elle à se plaindre de vous, qui, au lieu d'un être parfait, n'avez produit qu'une ébauche informe. Les Vénitiens, ainsi que le duc de Ferrare, avaient commencé cette réforme ; ils n'ont pas su l'accomplir : c'est donc à eux seuls qu'il faut s'en prendre, et non à leurs soldats. Je puis vous affirmer que, parmi les princes qui règnent aujourd'hui en Italie, le premier qui entrera dans cette route se rendra le premier le maître de cette contrée : il en sera de ses États comme du royaume de Macédoine, lorsqu'il passa sous la domination de Philippe, qui, élevé à l'école d'Épaminondas le Thébain, apprit de lui l'art difficile d'organiser une armée, et qui, tandis que le reste de la Grèce, plongée dans l'oisiveté, ne s'occupait qu'à entendre réciter des pièces de théâtre, sut s'élever, par la discipline et un exercice continuel, à un tel degré de puissance, qu'il parvint en peu d'années à se rendre possesseur de cette contrée, et à laisser à son fils un empire établi sur des fondements assez solides pour lui permettre de devenir le maître de l'univers. Quiconque méprise ces idées, s'il est prince, dédaigne ses États, et, s'il est citoyen, sa patrie.
L’Art de la Guerre
PROVISIONPOUR L'INFANTERIE.
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L'idée de la milice nationale est fort ancienne chez Machiavel. Il était parvenu à la mettre en oeuvre dans sa patrie. A vrai dire, cette milice se débanda en 1512. Mais Machiavel pense (ci. ci-dessus, 2e alinéa de noire premier extrait) qu'une défaite ne prouve rien.
Voici l'exposé des motifs - rédigé par Machiavel - du décret établissant à Florence une infanterie nationale.
Les magnifiques et très hauts seigneurs, considérant que toutes les républiques qui, dans le passé, se sont maintenues et agrandies, se sont toujours fondées principalement sur deux choses, à savoir la justice et les armes, afin de pouvoir refréner et amender leurs sujets et pouvoir se défendre de leurs ennemis ; considérant que votre république a de bonnes et saintes lois, que ses institutions sont bonnes concernant l'administration de la justice, et qu'il lui manque seulement de se bien pourvoir quant aux armes ; ayant reconnu par une longue expérience, à vrai dire à grands frais et non sans péril, combien peu d'espérance on peut fonder sur les troupes et les armes étrangères et mercenaires, car si elles ont le nombre et le prestige, elles sont insupportables ou suspectes, et si elles sont peu nombreuses ou sans réputation, elles ne sont d'aucune utilité ; jugent qu'il est bon d'être défendu par ses propres armes et par ses propres hommes, votre territoire présentant d'ailleurs une telle abondance de ces derniers qu'on pourra facilement y trouver le nombre d'hommes bien qualifiés qui aura été fixé. Comme ceux-ci seront de votre territoire, ils seront plus obéissants; s'ils commettent des fautes, ils seront plus faciles à châtier; s'ils sont méritants, plus faciles à récompenser; étant en armes chez eux, ils tiendront toujours votre dit territoire à l'abri de toute attaque inopinée : et ainsi il ne se pourra plus que des ennemis y viennent à la légère chevaucher et piller, comme il s'est produit depuis quelque temps à la grande honte de cette République et au grand dam de ses citoyens et villageois. Et c'est pourquoi, au nom de Dieu tout puissant, et de sa très glorieuse Mère, Madame sainte Marie toujours Vierge, et du glorieux précurseur de Christ, Jean-Baptiste, avocat, protecteur et patron de cette République florentine, ils disposent et ordonnent : (suit le décret).
"Mbua ka henda kata,mbingu yi widi". Or,l'homme est un apprenti dont la douleur est le maître et nul ne se connaît tant qu'il n'a pas souffert. Seul l'amour pour les faibles te rapprochera de Dieu à condition que tu sois sans peur devant tes ennemis,adroit et que tu dises toujours la vérité même si cela te vaudra la vie.
mardi 29 avril 2008
lundi 28 avril 2008
HISTOIRE DE FLORENCE
Nicolas MACHIAVEL
Histoire
de Florence
(Extraits)
Un document produit en version numérique par Jean-Marie Tremblay,
professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi
Courriel: jmt_sociologue@videotron.ca
Site web: http://pages.infinit.net/sociojmt
Dans le cadre de la collection: "Les classiques des sciences sociales"
Site web: http://www.uqac.uquebec.ca/zone30/Classiques_des_sciences_sociales/index.html
Une collection développée en collaboration avec la Bibliothèque
Paul-Émile-Boulet de l'Université du Québec à Chicoutimi
Site web: http://bibliotheque.uqac.uquebec.ca/index.htm
Cette édition électronique a été réalisée par Jean-Marie Tremblay, professeur de sociologie à partir de :
Nicolas MACHIAVEL,
Histoire de Florence.
(Extraits)
Une édition électronique réalisée à partir du texte de Machiavel, Histoire de Florence (Extraits).
Polices de caractères utilisée :
Pour le texte: Times, 12 points.
Pour les citations : Times 10 points.
Pour les notes de bas de page : Times, 10 points.
Édition électronique réalisée avec le traitement de textes Microsoft Word 2001 pour Macintosh.
Mise en page sur papier format
LETTRE (US letter), 8.5’’ x 11’’)
Édition complétée le 24 février 2002 à Chicoutimi, Québec.
Table des matières
L'Histoire de Florence
(Extraits)
I. L'histoire, science du détail, est l'honneur des hommes.
II. Rôle néfaste des papes en Italie.
III. Les condottières au XVe siècle.
IV. Les luttes des nobles et du peuple à Florence et dans la Rome antique.
V. Une harangue révolutionnaire.
VI. L'alternance du bien et du mal.
VII. La lutte des partis et les bienfaits de l'opposition.
HISTOIRE
DE FLORENCE
(extraits)
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Machiavel dénonce, d’une part, le mal qu'ont fait à l'Italie l'ambition et le népotisme des papes et, d’autre part, n'hésite pas à signaler les excès qui ont marqué l'arrivée de Côme l'Ancien au pouvoir.
Histoire de Florence
I
L'HISTOIRE,SCIENCE DU DÉTAIL, EST L'HONNEUR DES HOMMES.
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Lorsque je projetai d'écrire les choses exécutées au dedans et au dehors par le peuple florentin, mon dessein était de commencer mon récit à l'année 1434 de l'ère chrétienne, temps auquel la famille des Médicis, par les vertus de Côme et de Jean son père, acquit dans Florence plus d'autorité qu'aucune autre. Je présumais alors que Messer Leonardo d'Arezzo et Messer Poggio, deux excellents historiens, auraient raconté en détail tout ce qui avait précédé cette époque. Ayant lu ensuite avec soin leurs écrits, pour voir la marche et l'ordre qu'ils avaient suivis dans leurs récits, afin de procéder comme eux et d'obtenir, pour l'histoire que j'entreprenais, les suffrages des lecteurs, j'ai trouvé qu'ils -n'avaient rien négligé de ce qui concerne les guerres soutenues par les Florentins contre les princes et les peuples étrangers, mais qu'ils ont entièrement passé sous silence une partie de ce qui a rapport aux discordes civiles, aux inimitiés domestiques, et aux sentiments qui en sont dérivés, et qu'ils ont glissé si rapidement sur le reste, que leur histoire ne peut donner au lecteur ni utilité ni plaisir. Je crois que ce qui les a déterminés à écrire ainsi, c'est que ces événements leur parurent si peu importants qu'ils les jugèrent indignes d'être transmis à la mémoire, ou qu'ils craignirent d'offenser les descendants de ceux auxquels ils auraient lieu, dans leurs narrations, d'adresser des reproches. Ces deux motifs, qu'ils me permettent de le dire, me paraissent tout à fait indignes d'hommes aussi supérieurs. Si quelque chose plaît ou instruit dans l'histoire, c'est le récit des événements domestiques ; si quelque leçon est utile aux citoyens qui gouvernent les républiques, c'est la connaissance de l'origine des haines et des divisions, afin que, rendus sages par le péril d'autrui, ils puissent maintenir la concorde. Si les exemples tirés de l'histoire d'une république nous intéressent, ceux que nous lisons dans nos propres annales nous touchent bien davantage, et nous sont bien plus profitables. Si, dans une république quelconque, les divisions furent remarquables, celles qui sont survenues dans Florence le sont au plus haut degré, Dans la plupart des républiques dont la mémoire nous a été conservée, il n'a fallu qu'une seule révolution, qui, selon les circonstances, a suffi pour accroître la cité ou pour la renverser ; mais Florence, non contente d'un changement, en a vu plusieurs s'opérer dans son sein.
A Rome, comme chacun sait, après que les rois en eurent été chassés, la discorde naquit entre les nobles et le peuple, et la république se maintint dans cet état jusqu'à l'époque de sa destruction. C'est le sort qu'éprouvèrent Athènes et toutes les républiques qui florissaient dans ce temps. Mais à Florence, ce furent d'abord les nobles qui se divisèrent entre eux ; puis les nobles et le peuple ; et, en dernier lieu, le peuple et la populace : il arriva même plusieurs fois que le parti demeuré vainqueur se divisa en deux nouveaux partis. De ces divisions naquirent autant de meurtres, d'exils, d'extinctions de famille qu'on en vit jamais naître dans aucune des villes dont l'histoire a gai-dé le souvenir. Aucun exemple, à mon gré, ne prouve mieux la puissance de notre cité, que celui de nos dissensions, qui auraient suffi pour anéantir un État plus grand et plus puissant, tandis que Florence parut toujours y puiser de nouvelles forces. Le courage et l'énergie de ses citoyens, leur ardeur à travailler à leur propre grandeur et à celle de la patrie, étaient telles, que le petit nombre de ceux qui échappaient à tant de désastres contribuait bien plus à sa gloire par leur vertu, que n'avait pu lui être funeste la rigueur des événements qui avaient détruit une si grande quantité de ses citoyens. Si Florence eût été assez heureuse, après avoir secoué le joug de l'empire, pour trouver une forme de gouvernement qui eût maintenu la concorde dans son sein, je ne sais quelle république, soit moderne, soit ancienne, lui eût été préférable, tant elle se serait illustrée par ses vertus guerrières et son industrie. A peine avait-elle chassé de ses murs cette foule de Gibelins dont toute la Toscane et la Lombardie furent inondées, que, dans la guerre contre Arezzo, et un an avant l'affaire de Campaldino, on vit les Guelfes, de concert avec ceux qui n'avaient point été bannis, tirer du sein de Florence même, et parmi ses propres citoyens, douze cents hommes d'armes et douze mille fantassins. Plus tard, dans la guerre contre Philippe Visconti, duc de Milan, forcés de déployer les ressources de leur industrie et non celles de leurs armes, qui se trouvaient alors détruites, on vit les Florentins, durant les cinq années que dura cette guerre, dépenser trois millions cinq cent mille florins ; et, lorsqu'elle fut finie, non contents de la paix, et comme pour faire parade de la puissance de leur cité, aller mettre le siège devant Lucques. Je ne puis donc concevoir pour quel motif ces divisions seraient indignes d'être racontées en détail. Si ces illustres écrivains ont été retenus par la crainte d'offenser la mémoire de ceux dont ils avaient à parler, ils se sont trompés, et ont fait voir qu'ils connaissaient bien peu l'ambition des hommes et le désir qu'ils ont de perpétuer le nom de leurs aïeux et le leur. lis n'ont pas voulu se rappeler que beaucoup de ceux à qui l'occasion échappe d'acquérir un nom par des actions louables s'efforcent encore de l'obtenir par des actions blâmables. Ils n'ont pas considéré que les -faits auxquels quelque grandeur Semble attachée, tels que ceux qui ont pour objet le gouvernement et les affaires d'État, de quelque manière qu'on les exécute, quel que soit leur résultat, semblent toujours procurer à leur auteur plus d'honneur que de blâme.
Histoire de Florence
II
RÔLE NÉFASTE DES PAPESEN ITALIE.
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L'Italie fut tranquille jusqu'à l'avènement d'Adrien V au pontificat. Charles d'Anjou continuait de résider à Rome, et la gouvernait en vertu de son titre de sénateur. Le pape, ne pouvant supporter son autorité, alla se fixer à Viterbe, et pressa l'empereur Rodolphe de venir en Italie attaquer Charles. C'est ainsi que les papes, tantôt par zèle pour la religion, tantôt pour satisfaire leur propre ambition, ne cessaient d'appeler les étrangers en Italie, et d'y susciter de nouvelles guerres. A peine avaient-ils élevé un prince, qu'ils s'en repentaient, et s'efforçaient de Ir renverser, ne pouvant souffrir que la contrée dont leur faiblesse était incapable de conserver la possession, fût soumise à un autre. Les princes, de leur côté, n'étaient pas moins effrayés; car, soit que les papes combattissent ou qu'ils prissent la fuite, ils finissaient toujours par être vainqueurs, à moins qu'on ne parvînt à les soumettre par la ruse ; ainsi qu'il arriva à Boniface VIII et à quelques autres, que les empereurs retinrent prisonniers sous prétexte de cultiver leur amitié. La guerre que Rodolphe soutenait contre le roi de Bohême l'empêcha de se rendre en Italie ; et Adrien étant mort, Nicolas 111, de la maison Orsini, homme rempli d'audace et d'ambition, fut élu souverain pontife. Sa première pensée fut de réduire, par tous les moyens possibles, la puissance du roi Charles. Il excita l'empereur Rodolphe à se plaindre de ce que Chai-les tenait un gouverneur en Toscane pour y protéger les guelfes, que ce prince y avait rétablis après la mort de Manfred. Charles céda aux désirs de l'empereur, et retira ses gouverneurs : alors le pape y envoya un cardinal de ses neveux pour y administrer au nom de l'empereur ; et ce prince, pour reconnaître une telle marque de déférence, rendit à l'Église la Romagne, que ses aïeux lui avaient enlevée. Nicolas fit duc de cette province Berthold Orsini; et dans la confiance qu'il était assez puissant pour lever désormais la tête en présence de Charles, il le priva de son office de sénateur, et rendit un décret qui défendait à quiconque descendrait d'une famille royale d'être membre du sénat romain. Son dessein était aussi d'enlever la Sicile à Charles - à cet effet, il entretint avec Pierre, roi d'Aragon, des pratiques secrètes dont le succès était réservé à son successeur. Il voulait encore élever sur le trône deux membres de sa famille, l'un en Lombardie, l'autre en Toscane, afin que leur puissance pût défendre l'Église contre les Allemands qui voudraient pénétrer en Italie, et les Français qui gouvernaient à Naples : mais il mourut au milieu de ses grands projets. Il est le premier pape qui ait montré à découvert sa propre ambition, et qui, sous prétexte de travailler à la grandeur de l'Église, ait comblé sa famille d'honneurs et de richesses. Si, dans les temps que nous venons de parcourir, il n'a été question ni de neveux ni de parents de papes, l'histoire désormais en sera remplie : nous en viendrons même à parler de leurs propres fils ; et comme, jusqu'à nos temps, ils se sont efforcés d'en faire des princes, la seule chose qu'il y ait désormais à craindre de leur part, c'est qu'ils n'en viennent à concevoir le dessein de rendre pour eux la papauté héréditaire. Il est vrai que jusqu'à présent les principautés qu'ils ont élevées n'ont eu qu'une existence éphémère. Le peu de temps qu'ont régné la plupart des papes ne leur a pas permis de voir s'enraciner leurs plantations, ou s'ils sont parvenus à les voir germer, leurs rameaux étaient, encore si faibles, que lorsque le soutien veinait à manquer, le premier orage suffisait pour en disperser les débris.
Histoire de Florence
III
LES CONDOTTIÈRESAU XVe SIÈCLE.
Machiavel vient de brosser un tableau des puissances italiennesvers le temps où Côme arrive au pouvoir (1434).
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Aucun de ces principaux souverains ne possédait de troupes nationales. Le duc Philippe, renfermé dans son palais, et fuyant la vue de ses sujets, faisait la guerre par ses lieutenants. Les Vénitiens, aussitôt que l'ambition les eut tournés vers les conquêtes de la terre ferme, se dépouillèrent des armes qui leur avaient acquis tant de gloire sur les mers, et suivant l'exemple que leur donnaient les autres peuples d'Italie, confièrent à des étrangers la conduite de leurs armées. Le pape, auquel son état de religieux ne permettait pas décemment de porter les armes, la reine Jeanne, à cause de son sexe, faisaient tous deux, par nécessité, ce que des vues erronées avaient conseillé aux autres souverains. C'était aussi à la même nécessité qu'obéissaient les Florentins ; car leurs dissensions éternelles ayant détruit toute la noblesse, la république était restée entre les mains d'hommes nourris dans le commerce, et ils étaient obligés de s'abandonner à la discrétion et à la fortune d'autrui. Les armes de l'Italie n'étaient donc plus qu'entre les mains ou de petits princes ou de guerriers sans états - les premiers, insouciants pour la gloire, ne s'en revêtaient que pour vivre ou plus riches ou plus tranquilles ; les seconds, nourris dans la guerre au sortir de l'enfance, et ne sachant point exercer d'autre métier, cherchaient à acquérir quelque illustration par la richesse ou le pouvoir. Parmi ces derniers, ceux qui, à cette époque, jouissaient du plus grand renom, étaient Carmignuola, François Sforza, Niccolò Piceinino, élève de Braccio, Agnolo della Pergola, Lorenzo di Micheletto Attenduli, Tartaglia, Giacopaccio, Ceccolino de Pérouse, Niccolò da Tolentino, Guido Torello, Antonio de Ponte da Era, et beaucoup d'autres semblables. II faut y joindre les seigneurs dont j'ai parlé ci-dessus, les barons de Rome, Orsini et Colonna, ainsi qu'un grand nombre de seigneurs et de gentilshommes du royaume de Naples et de la Lombardie, qui, toujours prêts à entreprendre la guerre, en avaient fait un métier, et avaient contracté entre eux une espèce de convention, en vertu de laquelle ils se comportaient de manière que le plus souvent les deux partis pour lesquels ils combattaient y trouvaient également leur ruine. Enfin, ils réduisirent la profession des armes à un tel degré d'abjection, que le plus médiocre capitaine, dans lequel eût reparu l'ombre de l'antique valeur, les eût couverts de honte, au grand étonnement de toute l'Italie, qui consentait follement à les honorer. Mon histoire ne sera plus remplie que de ces princes sans énergie, et de ces honteuses armes.
Histoire de Florence
IV
LES LUTTES DES NOBLESET DU PEUPLE A FLORENCEET DANS LA ROME ANTIQUE.
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Les inimitiés profondes et naturelles qui existent entre les plébéiens et les nobles, occasionnées par le désir qu'ont les derniers de commander, et les premiers de ne point obéir, sont cause de tous les maux qui affligent les États. C'est dans cette diversité de sentiments que tous les troubles qui déchirent les républiques trouvent leur aliment : c'est ce qui entretint la discorde dans Rome ; et, s'il est permis de comparer les petites choses aux grandes, c'est ce qui la maintint aussi dans Florence, quoique dans l'une et l'autre ville elles aient produit des effets différents. Les inimitiés qui éclatèrent d'abord à Rome entre le peuple et la noblesse se passaient en disputes ; celles de Florence en combats. A Rome, une loi suffisait pour les éteindre ; à Florence, l'exil et la mort d'un grand nombre de citoyens pouvaient seuls les étouffer. Elles ne firent qu'accroître les vertus militaires dans Rome ; elles les éteignirent entièrement dans Florence. Celles de Rome les conduisirent de l'égalité entre tous les citoyens à l'inégalité la plus énorme, celles de Florence, de l'inégalité à la plus misérable égalité. Cette différence dans les résultats doit être attribuée au but différent auquel tendaient les deux nations. Le peuple romain désirait jouir des honneurs suprêmes conjointement avec les nobles ; le peuple de Florence combattait pour posséder seul le gouvernement dans lequel il ne voulait point que les nobles entrassent en partage. Comme les désirs du peuple romain étaient plus raisonnables, les nobles supportaient plus facilement ses offenses, et lui cédaient ordinairement sans recourir aux armes ; de sorte qu'après quelques contestations pour la création d'une loi, on finissait bientôt par s'accorder, pourvu que l'on contentât le peuple et que les nobles conservassent leurs honneurs. Les désirs du peuple florentin, au contraire, étaient tout à la fois injurieux et injustes ; de sorte que la noblesse était réduite à se défendre avec plus de violence, et leurs querelles ne s'apaisaient que par le sang ou l'exil (les citoyens : aussi les lois qui en étaient la suite De se faisaient point dans l'intérêt publie, mais seulement dans celui du vainqueur. Il résultait encore de cet état de choses, que par les victoires du peuple Rome croissait en vertus, attendu que les plébéiens pouvant partager avec les nobles l'administration des magistratures, des armées et des empires conquis, acquéraient les mêmes vertus que l'on voyait briller dans leurs rivaux, et la république trouvait ainsi dans l'accroissement de ses vertus l'agrandissement de sa puissance. Mais à Florence, quand la bourgeoisie était victorieuse, les nobles restaient exclus des emplois, et s'ils voulaient les racquérir, ils devaient non seulement être semblables au peuple dans leur conduite, leurs sentiments et leur manière de vivre, mais paraître tels encore à tous les yeux : de là ces changements d'armoiries, et même de Doms de famille, auxquels les nobles recouraient pour sembler appartenir au peuple. C'est ainsi que cette valeur et cette élévation de sentiments, qui d'abord avaient distingué les nobles, s'éteignaient chaque jour ; et ces vertus ne pouvaient renaître dans le peuple chez qui elles D'avaient jamais existé : ainsi Florence tombait de plus en plus dans l'abaissement et dans l'abjection. Cependant, quand une fois les vertus de Rome se furent converties en orgueil, elle se vit, réduite à ne pouvoir plus exister que sous l'autorité d'un prince, tandis que Florence se trouve dans une situation telle qu'un sage législateur pourrait facilement lui donner une forme quelconque de gouvernement.
Histoire de Florence
V
UNE HARANGUE RÉVOLUTIONNAIRE.
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En 1378, Us ouvriers affiliés à la corporation de la laine se soulevèrent. Voici le discours que Machiavel place dans la bouche d'un meneur :
Ces hommes de la dernière classe du peuple, tant ceux qui étaient subordonnés à J'art de la laine qu'aux autres arts, déjà pleins de ressentiment, par les causes que nous avons exposées, furent encore effrayés des suites que pouvaient avoir les incendies et les vols auxquels ils s'étaient livrés. Ils se réunirent plusieurs fois pendant la nuit pour s'occuper des événements qui venaient de se passer, et se montrer réciproquement les dangers auxquels ils étaient exposés. Alors l'un d'entre eux, plus hardi et plus éclairé, leur parla en ces termes, pour ranimer leur courage :
« Si nous avions à délibérer maintenant sur cette question : Devons-nous prendre les armes, brûler et livrer au pillage la demeure des citoyens, et dépouiller les églises? je serais le premier à regarder ce parti comme une entreprise qui mérite réflexion, et peut-être approuverais-je qu'on préférât une pauvreté paisible à un gain périlleux. Mais, puisque nous avons les armes en main, puisque, avec elles, nous avons déjà fait beaucoup de mal, ce à quoi nous devons penser maintenant, c'est de voir comment nous pourrons les garder, et nous mettre en sûreté contre les suites des excès que nous avons commis. Je crois certainement que quand ce conseil ne trous viendrait point d'ailleurs, la nécessité nous l'enseignerait. Vous voyez toute la ville enflammée contre nous de haine et de ressentiment; les citoyens se rapprochent, la seigneurie est sans cesse avec les magistrats : croyez qu'on ourdit contre nous quelque piège, et que quelque grand danger menace nos têtes. Nous devons donc chercher deux choses, et non proposer deux fins dans nos délibérations : l'une, d'éviter le châtiment de tout ce qui s'est fait ces jours derniers ; l'autre, de pouvoir vivre plus libres et plus heureux que par le passé. Il faut, à mon avis, si nous voulons obtenir le pardon de nos anciennes erreurs, en commettre de nouvelles, redoubler les excès, porter en tous lieux le vol et la flamme, et multiplier le nombre de nos complices. Lorsque les coupables sont trop nombreux, on ne punit personne : on châtie un simple délit ; on récompense les grands crimes. Quand tout le monde souffre, peu de personnes cherchent à se venger, parce qu'on supporte plus patiemment un mal général qu'une injure particulière. C'est dans l'excès du désordre que nous devons trouver notre pardon, et la voie pour obtenir ce qui est nécessaire à notre liberté. Il me semble que nous marchons à une conquête certaine ; car ceux qui pourraient s'opposer à nos projets sont riches et désunis : leur désunion nous donnera la victoire ; leurs richesses, quand nous les posséderons, sauront nous la conserver. Ne vous laissez point imposer par l'ancienneté de leur rang, dont ils se feront une arme contre vous. Tous les hommes ayant une même origine, sont tous également anciens, et la nature les a tous formés sur le même modèle. Mettez-vous nus, nous paraîtrons tous semblables revêtez-vous de leurs habits, et eux des nôtres, et, sans aucun doute, nous paraîtrons les nobles, et eux le peuple car ce n'est que la richesse et la pauvreté qui font la différence. Je suis vraiment affligé lorsque je vois beaucoup d'entre vous se reprocher, dans leur conscience, ce qu'ils ont fait, et vouloir s'abstenir de nouvelles entreprises : certes, s'il en est ainsi, vous n'êtes pas les hommes que je croyais que vous dussiez être, et vous rie devez craindre ni les remords, ni l'infamie ; car il n'y a jamais d'infamie pour les vainqueurs, de quelque manière qu'ils aient vaincu. Nous ne devons pas faire plus de compte des reproches de la conscience, parce que, partout où existe, comme chez nous, la crainte de la faim et de la prison, celle de l'enfer ne saurait trouver place. Si vous examinez les actions des hommes, vous trouverez que tous ceux qui ont acquis de grandes richesses, ou une grande autorité, n'y sont parvenus que par la force ou par la ruse; et qu'ensuite tout ce qu'ils ont usurpé par la fourberie ou la violence, ils le recouvrent honnêtement du faux titre de gain, pour cacher l'infamie de son origine. Ceux qui, par trop peu de prudence ou trop d'imbécillité n'osent employer ces moyens, se plongent chaque jour davantage dans la servitude et la pauvreté ; car les serviteurs fidèles restent toujours esclaves, et les bons sont toujours pauvres : il n'y a que les infidèles et les audacieux qui sachent briser leurs chaînes, et les voleurs et les fourbes qui sachent sortir de la pauvreté. Dieu et la nature ont mis la fortune sous la main de tous les hommes ; mais elle est plutôt le partage de la rapine que de l'industrie, d'un métier infâme que d'un travail honnête : voilà pourquoi les hommes se dévorent entre eux, et que le sort du faible empire chaque jour. Usons donc de la force quand l'occasion nous le permet; la fortune ne peut nous cri offrir une plus favorable : les citoyens sont encore désunis, les seigneurs dans le doute, les magistrats éperdus ; avant qu'ils se réunissent -et se rassurent, il est facile de les écraser. Nous allons donc ou rester les maîtres absolus de la ville, ou obtenir une si grande part dans le gouvernement, que non seulement on nous pardonnera nos erreurs passées, mais que nous aurons le pouvoir de menacer nos ennemis de nouveaux malheurs. J'avoue que ce projet est hardi et dangereux ; mais quand la nécessité entraîne les hommes, l'audace devient prudence ; et, dans les grandes entreprises, les âmes courageuses ne calculent jamais le péril : car toujours les entreprises qui commencent par le danger finissent par la récompense, et ce n'est jamais sans danger qu'on peut échapper au danger. Je suis convaincu d'ailleurs que, lorsqu'on voit préparer les prisons, les tortures, les supplices, une attente paisible est plus à redouter que les efforts pour s'en préserver : dans le premier cas, les malheurs sont certains ; ils sont douteux dans le second. Que de fois je vous ai entendus vous plaindre de l'avarice de vos maîtres et de l'injustice de vos magistrats! Il est temps aujourd'hui de nous en délivrer, et de nous élever tellement au-dessus d'eux, qu'ils aient, plus que nous ne l'avons jamais eu de leur part, sujet de se plaindre de nous et de nous redouter. L'occasion que nous présente la fortune s'envole ; lorsqu'elle a fui, nous cherchons en vain à la ressaisir. Vous voyez les préparatifs de vos adversaires ; prévenons leurs desseins : les premiers, d'eux ou de nous, qui reprendront les armes, sont assurés d'une victoire d'où naîtra la ruine de leurs ennemis, et leur propre grandeur. Elle sera, pour beaucoup d'entre nous, la source des honneurs, et pour tous, de la sécurité. »
Histoire de Florence
VI
L'ALTERNANCEDU BIEN ET DU MAL.
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Au milieu des révolutions qu'ils subissent, les empires tombent le plus souvent de l'ordre dans le désordre, pour retourner enfin du désordre à l'ordre ; car les choses de ce monde n'ayant point la stabilité en partage, à peine arrivées à leur extrême perfection, elles ne peuvent plus s'élever, et elles doivent nécessairement descendre : de même, lorsqu'elles déclinent, et que les désordres les ont précipitées à leur dernier degré d'abaissement, De pouvant descendre plus bas, il faut nécessairement qu'elles se relèvent. Ainsi l'on tombe toujours du bien dans le mal, et l'on remonte du mal au bien. La valeur, en effet, enfante le repos, le repos l'oisiveté, l'oisiveté le désordre, et le désordre la ruine : de même, l'ordre naît du désordre, la vertu de l'ordre, et de la vertu, la gloire et la bonne fortune. Les hommes sages ont aussi remarqué que les lettres marchent à la suite des armes, et que, dans tous les États, les grands capitaines naissent avant les grands philosophes. Lorsque le courage d'une armée disciplinée a produit la victoire, et la victoire la paix, la force de ces esprits belliqueux pourrait-elle céder à un charme plus doux qu'à celui des lettres, et existe-t-il un piège plus dangereux que celui qu'elles peuvent tendre à une ville bien constituée pour y introduire l'oisiveté ? Caton avait sondé toute la profondeur de l'abîme, lorsqu'il vit toute la jeunesse de Rome suivre avec admiration les philosophes Diogène et Carnéade, que les Athéniens avaient envoyés au sénat comme ambassadeurs : il pressentit le mal dont ces loisirs paisibles menaçaient sa patrie, et fit défendre qu'à l'avenir aucun philosophe pût être reçu dans Rome.
C'est donc à ces causes que l'on doit attribuer la ruine des empires ; mais, une fois consommée, les hommes que leurs malheurs ont éclairés reviennent, comme je l'ai dit, à un gouvernement réglé, à moins qu'ils ne restent étouffés par une force extraordinaire : c'est à elles encore que l'Italie dut tantôt sa prospérité et tantôt son malheur, d'abord sous les anciens Toscans, depuis sous les Romains. Quoique, dans la suite, l'Italie n'ait vu sortir des ruines romaines aucun établissement qui ait pu la dédommager de sa chute, et lui faire recouvrer sa gloire sous un gouvernement sage et vigoureux, néanmoins il se manifesta un tel courage dans les villes nouvelles et dans les nombreux États qui s'élevèrent sur les débris de Rome, que, quoique aucun d'eux en particulier n'eût obtenu la supériorité, ils vécurent ensemble dans un tel équilibre et une telle harmonie, qu'ils parvinrent à la défendre et à la délivrer enfin des barbares.
Si, parmi ces nouveaux États, les Florentins eurent des possessions moins étendues, ils ne furent inférieurs à aucun d'entre eux, soit en influence, soit en pouvoir. Placés au centre de l'Italie, riches et prompts à l'attaque, ils soutinrent avec bonheur toutes les guerres qu'on leur suscita, ou firent pencher la victoire du côté de ceux qu'ils favorisaient. Si l'humeur belliqueuse de leurs nombreux voisins ne leur permit jamais de jouir des loisirs d'une longue paix, les fureurs de la guerre ne les entraînèrent jamais non plus dans de grands dangers : et, de même qu'on ne peut dire que la paix existe là où les princes tournent si souvent leurs armes les uns contre les autres, de même on ne saurait regarder comme une guerre, des différents dans lesquels les hommes s'épargnaient entre eux : les villes n'étaient pas ravagées, les États demeuraient intacts ; et ces guerres se conduisirent sur la fin avec tant de mollesse, qu'on les commençait sans crainte, qu'on les continuait sans danger, et qu'on les terminait sans dommage : de sorte que le courage, qu'éteint ordinairement une longue paix dans les autres pays, fut étouffé en Italie par la lâcheté des guerres; comme ne le démontreront que trop les événements que nous aurons à décrire depuis 1434 jusqu'en 1494, époque à laquelle on verra comment enfin les chemins furent de nouveau ouverts aux barbares, et comment l'Italie se remit volontairement dans leurs chaînes.
Si les actions de nos princes, et au dehors et au dedans, n'excitent l'admiration ni par leur grandeur ni par leur éclat, comme celles que nous lisions des anciens, en les examinant sous un autre point de vue, on ne verra pas sans un moindre étonnement, qu'une foule de peuples d'un si noble caractère aient pu se laisser tenir en frein par des armées si lâches et si mal conduites. Si, au milieu du récit des événements arrivés dans un monde aussi dépravé, on ne rencontre ni vigueur dans les soldats, ni courage dans les capitaines, ni amour de la patrie dans les citoyens, on verra du moins par quels pièges, avec quelle astuce et quel art perfide les princes, les soldats, les chefs des États, se conduisaient pour conserver une réputation qu'ils ne méritaient pas. Ces faits ne seront peut-être pas moins utiles à étudier que les belles actions des anciens ; car si les unes excitent les âmes vertueuses à les imiter, les autres engagent à les éviter ou à les fouler aux pieds.
Histoire de Florence
VII
LA LUTTE DES PARTISET LES BIENFAITS DE L'OPPOSITION.
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Parmi les dissensions qui interviennent dans les républiques, les unes sont funestes et les autres utiles. Les funestes sont celles qu'accompagnent les factions et les partis ; les utiles sont celles qui subsistent sans partisans et sans factions. Et comme le fondateur d'une république, qui ne peut empêcher les inimitiés d'y naître, doit pourvoir au moins à ce qu'il n'y ait point de factions, il faut remarquer à ce sujet que, dans un État, les citoyens ont deux moyens d'acquérir une réputation : elle prend naissance, ou dans les services publics, ou dans les services particuliers. Les services publics consistent dans le gain d'une victoire, dans la prise d'une ville, dans une mission qu'on remplit avec zèle et prudence, dans les conseils heureux et sages qui éclairent la patrie. Les services particuliers consistent à favoriser indistinctement, tantôt un citoyen, tantôt un autre, en les défendant contre les magistrat%, en les secourant de ses richesses, en les portant à des honneurs qu'ils ne méritent pas, ou à se rendre agréable à la multitude par des largesses et par des jeux publics. Cette dernière conduite est celle qui produit les factions et les partisans ; et, autant le crédit ainsi obtenu est pernicieux, autant est utile celui qui est exempt du mélange des factions ; car c'est sur le bien commun qu'il se fonde, et non sur des intérêts particuliers. Et quoique, parmi les citoyens de cette espèce, on ne puisse empêcher les inimitiés de s'allumer, comme elles ne sont point entretenues par des partisans qui y trouvent leur utilité personnelle, elles ne sauraient nuire à la république : bien loin de là, elles lui deviennent utiles, puisque, pour l'emporter sur un rival, il faut, par ses actions, contribuer à la grandeur de l'État, et se surveiller réciproquement, pour que personne n'outrepasse les limites de la vie civile.
Les discordes à Florence furent sans cesse accompagnées de factions ; aussi furent-elles toujours funestes, et jamais un parti vainqueur ne demeura uni que pendant le temps que le parti vaincu n'était point écrasé : mais, à peine ces derniers étaient-ils anéantis, que les vainqueurs n'étant plus retenus par aucune crainte, ni réprimés par aucune loi, se divisaient entre eux. Le parti de Côme de Médicis avait eu le dessus en 1434 ; mais comme ses adversaires étaient nombreux, et composés d'hommes puissants, la crainte le retint dans l'union ; sa conduite fut pleine de bienveillance : aussi, pendant quelque temps, les membres de ce parti ne commirent entre eux aucune faute, et ne s'attirèrent la haine du peuple par aucun acte odieux ; aussi toutes les fois que ceux qui gouvernaient eurent besoin du peuple pour reprendre leur autorité, ils le trouvèrent toujours disposé à donner à leurs chefs toute la balia et tout le pouvoir qu'ils lui demandèrent. Ainsi, depuis 1434 jusqu'en 1455, c'est-à-dire, pendant l'espace de vingt et un ans, ils obtinrent six fois, par la voie régulière des conseils, l'autorité de la balia.
samedi 5 avril 2008
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